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LES DÉLATEURS.

Après avoir fait pendant près d’un siècle le tourment de Rome, ils disparurent sous les Antonins.

II

Le grand nombre des délateurs surprend encore plus que la longue durée de leur importance. Quelque mauvaise opinion qu’on ait de l’époque impériale, on se demande comment tant de gens distingués par leur naissance ou leurs talens purent se précipiter sans scrupule vers ce métier honteux. Chaque fois qu’un personnage important encourt la disgrâce de l’empereur, les accusateurs se jettent sur lui de tous les côtés ; ils se disputent le droit de le poursuivre, ils se partagent sa vie, chacun d’eux imagine un crime particulier pour se donner quelque chose à faire. C’est ainsi que Scribonius Libo, une des premières victimes de Tibère, était attaqué par quatre délateurs à la fois, tandis que, malgré toutes ses supplications, il lui fut impossible de trouver un seul défenseur.

Je ne doute pas qu’on ne doive chercher la principale raison de cette foule de délateurs dans la façon dont on élevait alors la jeunesse. Quoique l’état politique et social de Rome fût changé, l’éducation était restée à peu près la même. C’est une inconséquence qui n’est pas rare. Comme on aime en général les souvenirs de son enfance et qu’on est tenté de croire que tout était alors pour le mieux, il arrive qu’un ancien système d’éducation, protégé par ce respect et cette piété, survit souvent au régime pour lequel il était fait. Sous la république, quand l’éloquence menait à tout, le principal exercice de la jeunesse était d’apprendre à bien parler ; on continua d’enseigner à parler sous l’empire, quoique l’importance de la parole eût bien diminué. Les professeurs d’éloquence n’ont jamais été plus nombreux à Rome que du temps d’Auguste, qui fit taire l’éloquence politique, et nous avons la preuve que les élèves leur arrivaient de toutes les parties du monde. Tous les ans, il sortait de ces écoles une foule de jeunes gens pleins de confiance en eux-mêmes, enivrés des éloges de leurs maîtres et des applaudissemens de leurs condisciples, rêvant les hautes destinées de ces orateurs de la république dont on leur avait fait admirer les discours. Que de déceptions les attendaient ! Ils trouvaient d’abord le forum muet. Il leur fallait s’enfermer dans une salle d’audience, paraître devant des juges ennuyés et pressés qui fixaient d’avance le temps que devait durer le discours, et, au lieu de s’occuper du sort de l’état, se contenter, comme on disait, de discuter des questions de gouttières ou de murs mitoyens. Quel mécompte pour des gens dont l’imagination était pleine du souvenir des Catilinaires ! Encore cette