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d’être clémens, s’ils lui avaient soupçonné le moindre penchant à la clémence ; ils ont été cruels parce qu’ils le savaient sans pitié. En agissant comme ils ont fait, ils accomplissaient ses ordres formels ou ses désirs secrets, et la responsabilité de tous ces crimes retombe justement sur celui qui les a commandés ou inspirés.

J’ai cru devoir insister longtemps sur le prince qui a fait des délateurs le plus grand usage. Ils ont sans doute continué d’exister après lui, mais ils sont devenus moins nécessaires, et l’on s’est passé plus souvent de leurs services. Les empereurs qui suivirent avaient plus de confiance en leur pouvoir, ils étaient plus assurés de l’obéissance. À chaque crime nouveau qu’ils commettaient, la patience du public les avertissait qu’ils pouvaient aller plus loin encore. Après avoir reçu les félicitations de l’armée, du sénat et des provinces au sujet de la mort de sa mère et des principaux citoyens, Néron disait avec orgueil que ses prédécesseurs n’avaient pas su jusqu’où s’étendait leur pouvoir. Aussi ne croyait-il pas nécessaire de s’embarrasser toujours des formes légales. Quand il voulut se délivrer de Sylla et de Rubellius Plautus, deux grands noms qui l’effrayaient, il ne prit pas la peine de leur chercher des crimes ; il envoya des soldats qui, trouvant Plautus dans son gymnase et Sylla à table, leur coupèrent la tête. Pour ces sortes d’exécutions, on se passe d’accusateurs et de juges ; un centurion suffit. Cependant on se servait encore quelquefois des délateurs pour ne pas paraître abuser de la violence ; quand il s’agissait de personnages respectés comme Soranus ou Thraséas, on leur faisait l’honneur de les faire mourir dans les formes. Ils étaient publiquement accusés et admis à se défendre, quoiqu’ils fussent condamnés d’avance. Il y eut donc encore sous Caligula, sous Claude, sous Néron, des délateurs qui arrivèrent à la fortune et à la renommée, il y en eut surtout sous Domitien, et il semble qu’ils aient eu alors comme un retour de crédit et d’importance. Ce prince était aussi une sorte de tyran pédantesque et chicanier ; il lisait assidûment les mémoires de Tibère[1], et cherchait à lui ressembler ; comme lui, il accablait de caresses les gens qu’il allait faire mourir ; comme lui, il affectait d’avoir des scrupules de légalité. Il connaissait les lois et les faisait rigoureusement exécuter ; il voulait passer pour un prince sévère, au point qu’il rechercha la gloire de faire enterrer vives quelques vestales. Son règne fut un beau temps pour les délateurs ; heureusement ce fut le dernier.

  1. Il ne reste plus de ces mémoires qu’une phrase, citée par Suétone, dans laquelle Tibère dit « qu’il a fait mourir Séjan parce qu’il a découvert ses desseins criminels contre la famille de Germanicus. » Or Drusus, le second des fils de Germanicus, n’a été tué qu’après la mort de Séjan, et par l’ordre de Tibère. On peut juger par ce mensonge de la façon dont ce prince racontait l’histoire de sa vie.