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LES DÉLATEURS.

ouvrait le cœur des tyrans, on le verrait déchiré de coups et de blessures, ouvrage de la cruauté, de la débauche, de l’injustice, qui font sur l’âme les mêmes plaies que fait sur le corps le fouet d’un bourreau ; » mais Platon et Tacite vont trop loin : il y a des tyrans qui n’ont pas éprouvé ces tourmens, et il est juste de mettre Tibère, qui en a souffert, un peu plus haut que Caligula et Néron, qui ne les ont pas connus.

Ce qui prouve encore plus qu’il avait honte de ses actions, c’est le soin qu’il a pris d’en rejeter l’odieux sur d’autres. Il aurait bien voulu égarer l’opinion publique et faire croire qu’il était étranger aux événemens sanglans qui se passaient à Rome ; il y prenait en apparence le moins de part qu’il pouvait ; c’étaient toujours les délateurs qui poursuivaient ses victimes et le sénat qui les jugeait. Le prince se réservait le beau rôle ; il paraissait souscrire avec le plus grand regret à la sentence prononcée ; il affectait de blâmer la sévérité des juges et adoucissait quelquefois la peine. Quant aux délateurs, il lui est arrivé parfois de les punir pour montrer qu’ils n’agissaient pas toujours sous son inspiration. C’était une comédie ; tout le monde le savait bien alors, et l’on se demande par quel prodige de simplicité les admirateurs de Tibère peuvent aujourd’hui la prendre au sérieux : c’est se montrer bien naïfs pour des gens qui se piquent surtout de n’être pas dupes. Tibère, tel que nous venons de le faire voir, n’était pas un de ces princes qu’on entraîne et qu’on dirige ; rien ne s’est fait sous son règne que par sa volonté ; les délateurs et le sénat, quoiqu’il les ait parfois désavoués, n’ont été que ses instrumens dociles. Le sénat n’était pas libre de ne pas condamner les accusés : ce qui le prouve, c’est que Tibère se fâchait quand il lui arrivait de les absoudre ; il le blâmait d’être sévère, mais il ne lui permettait pas d’être indulgent. S’il a quelquefois puni les délateurs, il les a bien plus souvent récompensés ; il leur prodiguait les éloges et les faveurs, l’argent de leurs victimes et les dignités de l’état : c’étaient, suivant l’expression de Sénèque, ses chiens favoris, qu’il nourrissait de chair humaine. Un jour qu’on parlait de diminuer le prix dont on payait leurs services, il répondit avec une vivacité et une franchise qui ne lui étaient pas ordinaires que la république était perdue, qu’il valait mieux détruire d’un coup toutes les lois que d’ôter les gardiens qui veillaient à ce qu’on les exécute. Certes je ne veux pas diminuer le dégoût que nous causent l’empressement honteux des délateurs et la basse résignation du sénat ; mais plus ces gens étaient serviles, moins on doit les croire capables d’avoir fait autre chose que ce que voulait le maître : un prince si redouté, si obéi, n’avait qu’un mot à dire pour les arrêter. Accoutumés à épier sa volonté, ils se seraient empressés