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mignons, s’il n’a trouvé autour de lui à ses derniers momens que des visages indifférens ou ennemis, à qui donc devait-il s’en prendre ? Ne s’était-il pas privé lui-même de ces dernières consolations de la famille et de l’amitié ? Quand on sait comment sont morts ses amis et ses parens[1], il est étrange en vérité qu’on prétende nous attendrir sur sa solitude !

En lisant le livre de M. Stahr, en y voyant tous ces efforts tentés, tout cet esprit perdu pour réhabiliter Tibère, on ne peut se défendre d’une surprise profonde. On se demande par où ce personnage, qui nous semble si répugnant, peut s’être attiré tant de sympathies. Est-ce uniquement le plaisir de se séparer de l’opinion générale et de paraître au-dessus de ces lieux-communs de morale vulgaire qui a poussé quelques esprits distingués à le défendre ? Avaient-ils peur de sembler dupes ou naïfs en acceptant le jugement qu’on porte sur lui depuis des siècles ? ou ne faut-il pas plutôt croire que c’est ce mépris hautain qu’il affichait pour les hommes qui a frappé certaines imaginations et qu’on a pris pour de la grandeur ? La plupart des gens sont ainsi faits qu’on ne les domine qu’en les abaissant, et que le dédain qu’on leur témoigne leur cause encore plus d’admiration que de haine. César et Napoléon, qui se sont tant servis des hommes, les méprisaient et ne le cachaient pas : c’est pour beaucoup de personnes une partie de leur grandeur, ce qui n’empêche pas qu’on ne soit plus grand quand on a confiance en eux et qu’on les respecte. Tout ce qu’on peut accorder aux admirateurs de Tibère, c’est qu’à défaut d’estime et d’affection il mérite quelquefois la pitié. Il avait conscience des crimes qu’il commettait, et par momens il en a rougi. Voilà ce qui le distingue des princes qui le suivirent, voilà ce qui peut seul nous disposer pour lui à quelque indulgence. Il restait au fond de cette nature pervertie un certain sens de l’honnête auquel il faisait violence sans le détruire et qui parfois se révoltait. Après avoir méprisé les autres, il s’est rendu au moins cette justice de se mépriser lui-même. C’est de l’inquiétude de son âme et de cette sorte d’accès de remords que venaient ces incertitudes, ces contradictions étranges qu’on remarque dans sa vie, ce besoin d’être trompé et cette haine des flatteries, cette crainte de la liberté et cette horreur des complaisances serviles, ce découragement de toutes choses, cet amour des solitudes inaccessibles, cette frayeur de revoir Rome et le sénat, ce dégoût des autres et de lui, cet ennui profond qui jusqu’à la fin l’a dévoré. Tacite nous dit, après Platon, que, « si l’on

  1. Suétone rapporte que Tibère avait choisi vingt sénateurs, parmi ceux qui lui étaient le plus dévoués, pour former une sorte de conseil privé. Au bout de quelques années, il n’en restait plus que deux ou trois ; il avait tué tous les autres.