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LES DÉLATEURS.

lui a communiqué ses défiances ; il voit aussi partout des conjurations et des complots. Par exemple, il découvre autour du prince deux partis dont aucun contemporain ne nous a parlé, celui des Jules et celui des Claudes, et il explique par leurs combats toute l’histoire de ce temps. Il ne veut pas trouver d’innocens parmi ceux qui furent alors punis ; il s’en tient au témoignage des misérables qui les dénoncèrent et des lâches qui les ont condamnés. Tacite a beau dire, les enfans de Germanicus conspiraient. On n’a pas eu tort de forcer Néron à se tuer et d’enfermer Drusus dans une chambre du palais, où il mourut de faim après avoir mangé la laine de ses matelas. Agrippine était l’espoir des mécontens, le centre des intrigues, elle avait la parole trop fière, et le cœur trop haut pour une sujette : Tibère a bien fait de s’en méfier. On s’y est pris sans doute un peu brusquement avec elle, et le centurion qui la menait en prison n’aurait pas dû lui crever un œil en la frappant ; mais puisqu’enfin, désespérée d’avoir perdu ses amis et ses enfans, elle a voulu mourir, on a bien eu raison de la laisser faire. Peu s’en faut que M. Stahr ne pense comme le sénat qu’on doit rendre grâce à l’empereur de n’avoir pas fait étrangler et jeter aux gémonies la petite-fille d’Auguste.

Ce qui est surtout un vrai tour de force, c’est que les partisans de Tibère, après avoir déploré les crimes de ses dernières années, trouvent moyen de les tourner à sa gloire. Ils voudraient nous persuader qu’il n’a fini par détester le genre humain que parce qu’il l’avait d’abord trop aimé. Cette sombre mélancolie dans laquelle il est tombé et dont les résultats furent si terribles, ils y voient la preuve de la délicatesse de son âme. Ne fallait-il pas, nous disent-ils, qu’elle fût bien tendre et bien sensible pour être touchée à ce point des mécomptes qu’elle éprouva ? Que de blessures n’a-t-elle pas reçues ! Comme il faut qu’elle ait souffert, qu’elle ait saigné pour devenir capable d’aussi horribles cruautés ! On énumère ensuite avec complaisance toutes les raisons que pouvait avoir cet ami du genre humain pour finir par détester les hommes, les conjurations qui le menaçaient, les dangers dans lesquels il passait sa vie, les trahisons de ses proches, la solitude où il s’est éteint. Ces peintures peuvent être très pathétiques, je doute pourtant qu’elles parviennent à nous apitoyer sur Tibère. Il ne faut pas oublier que les complots dont on nous parle n’existaient pour la plupart que dans les dénonciations des délateurs, et, quant à ceux qui n’étaient pas tout à fait imaginaires, ne savons-nous pas qu’ils ont été formés et fomentés par les agens provocateurs du prince pour lui donner le droit d’atteindre les gens qu’il voulait frapper ? S’il a vieilli sur son rocher de Caprée parmi ses grammairiens et ses