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LES DÉLATEURS.

circonstances et des hommes, les instincts cruels qui se sont révélés chez lui à la fin s’y trouvaient dès le début ; l’histoire de sa jeunesse prouve que de temps en temps ils se faisaient jour. Sans doute on lui fait tort de le confondre avec les princes qui suivirent. Ce n’était pas un fou comme Caligula, un sot comme Claude, un maniaque comme Néron. Sa raison resta ferme au milieu des plus grands excès, mais son cœur fut toujours mauvais. Il avait grandi au milieu des intrigues d’une cour qui ne l’aimait pas, entouré d’ennemis secrets ou publics, dans une situation à la fois élevée et subalterne, flatté par les uns, humilié par les autres, n’ayant d’appui que sa mère et honteux de lui devoir sa grandeur, forcé, pour ne faire d’ombrage à personne, de veiller sur ses paroles, sur ses gestes, sur ses regards, de cacher ses ambitions les plus légitimes et même ses talens. Il en garda pendant toute sa vie une méfiance incurable et un invincible besoin de dissimuler. Quand il arriva au pouvoir, le cœur plein de ressentimens et de rancunes, avec le souvenir de ses humiliations et de ses frayeurs, il continua toujours à s’entourer de précautions misérables, à craindre le grand jour, à n’attaquer jamais aucune difficulté en face, à voir partout des ennemis et à les poursuivre par de basses et d’obscures vengeances. Ni ses qualités ni ses vices ne prirent rien du rang où il était arrivé par hasard et après une si longue attente. Ce fut toujours un parvenu de l’empire qui eut l’air de ne s’y trouver jamais chez lui. Il avait pourtant de bonnes qualités ; mais par une fatalité singulière ses défauts les rendirent inutiles. Tous les contemporains nous disent qu’il était froid et sombre, tristissimus hominum. Sa franchise avait quelque chose de cruel, et sa politesse ressemblait à de la dissimulation. S’il lui prenait fantaisie d’être généreux, ce qui était rare, il donnait de mauvaise grâce et blessait en obligeant. Il avait une façon de mal faire les choses les meilleures. Aussi fut-il détesté même avant qu’il méritât de l’être. On voit bien par les vers satiriques qui furent composés alors, et qui lui firent tant de peine, que, dès les premières années de son règne, on pressentait autour de lui le Tibère des derniers temps.

Je crois donc qu’il était né méchant, mais je reconnais que l’empire acheva de le gâter. « Il fut ébranlé, dit Tacite, par l’enivrement du pouvoir, vi dominationis convulsus. » En général le despotisme est aussi dangereux pour celui qui l’exerce que pour ceux qui le subissent ; mais nulle part il n’a eu sur les sujets et sur le maître de plus fâcheuses influences qu’à Rome. L’autorité des césars, comme on sait, reposait sur un mensonge. On avait conservé les formes de l’ancienne république, et ces formes recouvraient la monarchie la plus absolue. Rien ne semblait changé, et rien n’était