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LES DÉLATEURS.

sur eux au gouvernement impérial. Sous les plus mauvais princes comme sous les meilleurs, les décurions continuaient à régler les affaires de la cité, le peuple élisait ses magistrats, les duumvirs rendaient la justice, les associations populaires se réunissaient pour leurs banquets et pour leurs fêtes. Les jours se passaient au milieu de cette agitation paisible, et l’on n’entendait gronder que de loin les orages qui épouvantaient Rome[1].

Certes cette paix profonde de l’empire, cet état florissant des provinces, méritent qu’on les remarque ; mais on a voulu en tirer des conséquences étranges. « Si les Romains, s’est-on dit, sont alors les seuls à se plaindre, il ne faut pas s’occuper de leurs plaintes. Le sort de cinq ou six cent mille personnes peut-il être mis en balance avec celui de tout l’univers ? À tout prendre, c’était un heureux temps que celui où la plus grande partie du monde était heureuse, » et les plus résolus ajoutent que, puisqu’à l’exception d’une ville l’empire était alors si prospère, il faut bien nous décider à rendre notre estime aux princes qui le gouvernaient. C’est l’argument le plus fort de ceux qui prétendent réhabiliter les césars ; il ne me semble pas sans réplique. Même quand on a prouvé que l’empire n’a pas été malheureux sous Caligula et sous Néron, est-on tout à fait en droit d’en conclure que ce bonheur fut leur ouvrage ? Si les conséquences de leurs crimes et de leurs folies n’ont pas pénétré aussi loin qu’on pouvait le craindre, ce n’est pas eux qu’il faut en féliciter, c’est ce régime de liberté municipale qui a épargné au monde les souffrances que Rome supportait. Il suffit qu’ils aient fait tout le mal qu’ils pouvaient faire pour qu’on ait le droit de les détester sans scrupule. Je ne me résigne pas non plus à cette indifférence qu’on voudrait nous donner pour le sort de Rome. Rome n’était pas une ville ordinaire dans l’empire romain, et son importance ne doit pas se mesurer au chiffre de sa population comparé à celui du reste du monde. Longtemps elle avait été l’état tout entier ; si ce pouvoir exorbitant n’existait plus depuis Jules César, elle n’en avait pas moins conservé une situation exceptionnelle. Les autres villes ne vivaient que pour elles, Rome vivait pour le monde entier ; c’est chez elle encore qu’était tout le mouvement politique de l’empire. Cette activité municipale dont je parlais tout à l’heure ne suffisait pas tout à fait aux provinces ; elles savaient qu’elles étaient romaines, et tenaient les yeux fixés sur le Capitole et le Palatin. Les événemens qui s’y passaient ne leur étaient pas indifférens. On connaissait partout les

  1. Cependant la tyrannie impériale fit aussi quelques victimes dons les provinces. Suétone dit que Tibère confisqua, sous les prétextes les plus futiles, la fortune des plus riches habitans de la Gaule, de l’Espagne, de la Syrie et de la Grèce. Sous Néron, un riche Espagnol fut tué parce qu’il avait des mines d’or que souhaitait ce prince.