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compris depuis longtemps qu’il fallait s’appuyer sur l’alliance française. En 1859, il conseilla de soutenir la France pendant sa campagne au-delà des Alpes. En 1860, quand l’empereur des Français rencontra le régent de Prusse à Baden, M. de Bismarck quitta Saint-Pétersbourg pour engager Guillaume Ier à s’entendre franchement avec Napoléon III, afin de faire pour l’Allemagne ce que Cavour avait fait pour l’Italie. Le régent ne s’était pas encore élevé à la hauteur de cette politique nouvelle : il persistait à rêver honnêtement « les conquêtes morales. » Aussi repoussa-t-il le tentateur qui lui offrait la couronne d’Allemagne, et, pour rassurer les petits princes, très épouvantés des combinaisons qu’on pouvait machiner dans un tête-à-tête, il décida qu’il ne verrait l’empereur des Français qu’en présence des autres souverains. Étrange défiance ! il semblait que deux potentats ne pussent se rencontrer sans comploter dans l’ombre la ruine de leurs confrères.

M. de Bismarck fut accusé dans les journaux allemands de travailler à Saint-Pétersbourg à une triple alliance qui permettrait à la Prusse de s’arrondir en Allemagne moyennant une compensation pour la France sur le Rhin. Il ne semble pas qu’il ait été jusqu’à parler de cessions territoriales[1] ; mais il est certain que pendant sa mission à Saint-Pétersbourg et à Paris il s’occupa sans relâche à capter la faveur de la Russie et de la France. Ce n’est que plus tard, à Biarritz, que, devenu premier ministre, il put arriver à cette entente parfaite avec Napoléon III dont son modèle Cavour lui avait donné l’idée. Il saisit l’occasion que son souverain avait laissé échapper à Baden. N’y eut-il qu’un échange d’idées générales et de prévisions théoriques, ou arriva-t-on à un résultat plus pratique et à des promesses réciproques ? Les plages de la baie de Biscaye ne nous ont encore rien révélé des entretiens où se discutait certainement le prochain avenir de l’Europe. Quoi qu’il en soit, le ministre prussien était certain de s’avancer sur un terrain bien préparé pour la réalisation de ses hardis projets.

En effet, l’alliance avec la Prusse était une idée napoléonienne. Déjà Napoléon Ier avait voulu agrandir la monarchie de Frédéric II pour l’interposer comme un rempart entre l’Occident et la Russie.

  1. Dans une lettre à un ami, datée de Saint-Pétersbourg, 22 août 1860, M. de Bismarck écrit ce qui suit : « J’apprends par des bonapartistes que la presse allemande a entrepris une campagne de diffamation systématique contre ma personne. J’aurais appuyé ouvertement des combinaisons franco-russes qui nous auraient permis de nous arrondir à l’intérieur moyennant cession des bords du Rhin ; je serais un second Borries, etc. Je paie mille frédérics d’or à celui qui pourra prouver que jamais de semblables offres m’aient été faites par n’importe qui Je n’ai jamais songé à nous appuyer que sur nous-mêmes, et, en cas de guerre, sur les forces nationales de toute l’Allemagne. »