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les vieilles routines ont vécu. A l’Opéra comme ailleurs, tout est à renouveler. Il fut un temps où, pour traiter un sujet, la première condition était d’en évincer soigneusement l’idée : natura abhorret a vacuo. En poésie, en peinture, en musique, c’était au contraire le vide qu’on cherchait, qu’on voulait. Ce système-là, grâce à Dieu, n’a plus cours. Trente ans d’efforts victorieux en ont affranchi la scène. En fait de combinaisons, tout a été essayé, épuisé, il n’y a de salut désormais à l’Opéra que dans les idées. Pourquoi vouloir toujours éluder ? On commence par s’écrier : C’est impossible ; mais a-t-on compris seulement ? Sait-on ce que l’idée d’un maître peut rendre, transportée d’un art dans un autre ? Quand un Beethoven prend pour thème le Coriolan de Shakspeare, l’Egmont de Goethe, voyons-nous qu’il ait si à cœur d’éviter l’idée ? Quels sont les grands sujets historiques et psychologiques, les entretiens de l’âme avec Dieu et la nature, que les Symphonies n’aient abordés ? Et Meyerbeer, je le demande, tiendrait-il à l’Opéra cette place souveraine, exercerait-il sur les générations présentes cette autorité posthume, s’il n’eût été ce remueur d’idées que nous avons connu ? — Je ne veux pas cependant que cette discussion m’entraîne trop haut et m’empêche d’apprécier le mérite d’un petit acte dont le tort le plus grave est d’avoir été conçu dans une poétique dont jamais je n’admettrai l’utilité. Cela s’intitulerait la Fiancée d’Abydos, de Délos ou de Ténédos, je n’y trouverais rien à redire ni à dire. Où le péché commence, c’est à la liberté par trop grande qu’on prend à l’égard des chefs-d’œuvre. Je le répète, on ne fait point un acte avec la Fiancée de Corinthe. Maintenant, si je considère cet acte en dehors des idées que le seul titre provoque en moi, je le trouve agréable, élégamment rimé et fort à souhait pour la circonstance.

La musique de M. Duprato sied à l’ouvrage. C’est d’un fantastique modéré, avec de la passion à fleur de voix, un orchestre dont toutes les sonorités sont bien dans la main qui les gouverne, et par instans de la mélodie. Un style clair, aisé, sans trop de traces d’improvisation ni de réminiscences. Je ne dirai pas que cette musique ait le pressentiment de l’infini, qu’elle dépasse la portée anecdotique du poème. Évidemment la question du monde surnaturel n’est point une de celles qu’en se mettant au piano l’auteur se soit posées ; mais à défaut d’aspirations transcendantes il y a dans cette mélopée souvent pathétique, dans ces modulations presque toujours ingénieuses, une virtuosité qui vous captive. En d’autres temps M. Duprato, le musicien fin et charmant des Trovatelles, eût été peut-être un Monsigny, un Dalayrac ; si, tel que vous le voyons, il fait aujourd’hui de tout un peu, s’il voyage de l’Opéra-Comique aux Fantaisies-Parisiennes, et des Fantaisies à l’Opéra, s’il se guindé jusqu’à l’antique, la faute en est aux poèmes qu’on lui donne et qu’il accepte, ne les pouvant commander.

Qui d’ailleurs, par le temps qui court, peut se vanter d’avoir son style ? Dans l’absence de maîtres s’imposant au public, quel talent reste fidèle à la manière de ses premiers jours ? Par combien d’avatars ont passé depuis quinze ans M. Gounod, M. Thomas, Verdi lui-même ? Tout le monde aujourd’hui a le style de tout le monde. Personne plus adroitement que M. Duprato ne pratique cet éclectisme. Il a le secret de ce