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sait pas si la rivière que l’on appelle le Thompson est en réalité le Thompson. La forêt permettra-t-elle longtemps de tracer un sentier où les chevaux puissent passer ? On n’a plus que quelques coups à tirer. Que deviendra-t-on, s’il faut abandonner les chevaux ? Que deviendra-t-on, si la seule cognée qu’on possède vient à s’émousser ? L’Assiniboine prend la tête de la troupe, il ouvre un sentier à coups de cognée. Après trois jours d’un travail acharné, son bras s’enfle ; il devient impuissant et tombe à l’arrière-garde. Cheadle prend sa place ; après lui, Milton ; après Milton, Mme Assiniboine. Au bout de huit jours, tous sont rendus de fatigue ; ils prennent un jour de repos et se décident à tuer un cheval. Pendant qu’on se repose et qu’on raccommode les mocassins déchirés, l’Assiniboine, qui avait été rôder dans l’espérance de découvrir quelques traces de gibier, rencontre le corps d’un Indien mort, — mort sans doute de faim. A côté du corps étaient une hache et un sac renfermant trois hameçons. La leçon était terrible, et le secours inespéré. On avait une seconde cognée, et l’on pouvait, en tendant une ligne de fond chaque nuit, prendre des truites ; mais les bords à pic d’une rivière de montagne sont incessamment coupés par les ravines des torrens qui s’y jettent, et malgré la possibilité de travailler deux à la fois il devient chaque jour plus difficile d’avancer. Les bras n’avaient plus la même force, les mocassins étaient usés, les vêtemens tombaient en lambeaux. On était nu-pieds, nu-jambes, et les chevaux portaient sur des jambes enflées des corps de squelettes. Au commencement, on avait fait en moyenne deux lieues par jour, et l’on était tombé successivement à des journées d’une demi-lieue. Une seconde halte d’un jour fut décidée, et l’on tua un second cheval. La maigreur du pauvre animal était si grande qu’après le premier repas il ne restait que quatorze livres de viande. Heureusement on rencontra un porc-épic, et les deux Assiniboine, le père et le fils, abattirent à coups de pierres quelques oiseaux branchés. Chaque jour cependant la forêt devient moins sombre. Des framboises sauvages et d’autres baies couvrent les buissons ; on trompe la faim en les mangeant. On fait du thé à la mode des Indiens avec des fleurs sauvages, et comme eux on fume l’écorce aromatique du dog-wood. Les difficultés ont diminué, mais les forces aussi. On est au vingtième jour depuis qu’il a fallu s’ouvrir un chemin dans la forêt. L’Assiniboine s’est fendu le pied contre un rocher, il perd courage ; il fait camp à part avec sa femme et son fils, il invective les Anglais, il leur déclare qu’il renonce à les sauver, et qu’il est résolu à déserter le lendemain matin. Le lendemain arrivé, sans dire un mot, lord Milton et M. Cheadle sellent les chevaux et essaient de leur faire traverser un cours d’eau. La tentative est vaine ; les chevaux s’empêtrent dans la vase, se heurtent contre les bois flottés,