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de la prairie ; on s’arrête. La Ronde imite le mugissement du bison. À ce signal, les différens groupes de bisons se réunissent en une masse compacte qui se met à galoper lourdement. Les chasseurs de leur côté prennent le petit galop et gagnent sur les bisons, qui, se voyant poursuivis, hâtent leur course. A 500 mètres de distance, La Ronde crie : « Laissez aller ! » et chacun, enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval, se précipite au milieu des bisons pour détourner l’animal dont il a fait sa victime. De toutes les chasses, celle qui excite le plus fortement l’instinct de la destruction, c’est la chasse aux bisons, « la course aux bœufs, » comme disent les demi-sang canadiens. Il y a assez de danger pour tenir en haleine, pas assez pour refroidir l’ardeur. Ces animaux sont difformes ; leur train de derrière touche la terre ; leur grande bosse, leur immense crinière, à travers laquelle percent deux petits yeux méchans, les rendent hideux. Ce n’est pas une chasse, c’est une guerre. Il faut que le bison tombe ou que l’homme meure de faim. Aussi dans cette lutte de la légèreté contre la pesanteur, de l’adresse contre la force, l’homme s’enivre de carnage. Un bison abattu, on court à un autre, et l’on va tant que le cheval n’a pas perdu haleine et peut vous porter. Au retour au camp, deux des compagnons manquaient. L’un d’eux, un Canadien, parvint à retrouver son chemin dans l’obscurité ; mais l’autre, un Européen, associé depuis quelque temps à nos voyageurs, ne parut pas de la nuit. Il avait erré au hasard dans la prairie, et s’y serait perdu, s’il n’avait été recueilli dans un camp d’Indiens Cree, dont le chef avait partagé avec lui sa tente et son repas. Le lendemain dans la matinée, le chasseur égaré arriva au camp des Anglais, suivi ou pour mieux dire conduit par ses nouveaux amis.

Des deux côtés, on se donna des poignées de main, puis on s’assit les jambes croisées, et l’on fuma plusieurs pipes sans dire un mot. A la fin, le chef Cree se leva et débita avec grâce et facilité un discours que La Ronde traduisit ainsi : « Moi et mes frères, nous avons été très troublés par des récits que nous ont faits les hommes de la compagnie. Ils nous ont dit que des hommes blancs allaient bientôt visiter ce pays et que nous. devions nous tenir sur nos gardes. Dites-le-moi, pourquoi êtes-vous venus ici ? Dans votre propre pays, vous êtes, je le sais, de grands chefs. Vous y avez en abondance des couvertures, du thé, du sel, du tabac et du rhum. Vous avez de magnifiques fusils et du plomb et de la poudre à volonté ; mais une chose vous manque, vous n’avez pas de bisons, et vous venez ici pour en chercher. Moi aussi, je suis un grand chef ; mais le Grand-Esprit n’a pas agi de même à l’égard de chacun de nous. A vous, il a donné des richesses variées ; à moi, il a donné le bison. Pourquoi venez-vous détruire la seule bonne chose que je