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s’amuser à tout prix et quand même, ont fait tant de progrès depuis quelque temps, qu’il n’est pas surprenant que les dalles de la Morgue ne soient plus jamais libres. Aussi la foule curieuse se presse dans la galerie extérieure ; les gamins de Paris, qui y viennent comme à un spectacle, appellent les corps exposés les artistes, lorsque par hasard la salle d’exposition est vide, ils disent : Il y a relâche.

La constante et douloureuse progression des réceptions ressort surtout de la comparaison des chiffres pris à différentes époques correspondantes. L’année 1846 envoie à la Morgue 302 cadavres, dont 257 hommes, 45 femmes, plus 78 nouveau-nés et les fragmens. En 1856, l’augmentation se fait déjà sentir, 312 hommes, 50 femmes, 113 nouveau-nés, 11 portions de corps ; mais en 1866 les réceptions dépassent toute proportion normale et arrivent au total énorme de 733, qui se décompose de la manière suivante : hommes 486, femmes 86, nouveau-nés et fœtus 146, débris 15. La proportion semble augmenter encore, car, à la date du 15 octobre, la Morgue a déjà reçu cette année 483 adultes, 64 nouveau-nés, 48 fœtus, 22 débris, total : 617. Ainsi qu’on le voit, les femmes sont bien moins nombreuses que les hommes. Cela se conçoit, elles sont plus patientes que nous ; l’espèce d’infériorité sociale qui pèse encore sur elles les a dès l’enfance façonnées à la résignation, et puis dans la bataille de la vie, quoiqu’elles aient souvent la part la plus dure, elles n’ont qu’une responsabilité limitée qui leur enlève ces grands périls moraux où l’homme le mieux doué succombe parfois. Quant aux nouveau-nés et à ces êtres embryonnaires qui n’ont encore eu qu’une existence interne et problématique, ils sont nombreux ; produits de la misère et aussi de la débauche, leur entrée à la Morgue correspond invariablement aux dates du carnaval et de la mi-carême. Si du total général nous retranchons ces tristes avortons (c’est le vrai mot qui leur convient) et les méconnaissables fragmens humains, il restera 572 adultes (dont 445 ont été reconnus), qui tous ont péri, presque toujours violemment, par des causes diverses dont je citerai quelques-unes : 166 suicides, 142 hommes, 24 femmes ; — 19 homicides, 8 hommes, 11 femmes ; — 82 morts subites, 68 hommes, 4 femmes. La majeure partie de ces malheureux a été repêchée dans la Seine : 310 en tout, dont 273 hommes et 37 femmes. D’autres se sont pendus, 36 hommes, — se sont brûlé la cervelle, 5, — se sont frappés d’une arme blanche, 3 hommes, — se sont asphyxiés par la vapeur de charbon, 5 hommes, 1 femme, — se sont