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un corbillard spécial au cimetière des hôpitaux, où il est enterré après que le concierge en a donné un reçu. Pour l’ensevelissement et le transport, la Morgue reçoit 6 fr. 60 c. par corps, le fossoyeur 1 fr. 50 c. pour l’inhumation. Avant la révolution, le soin d’inhumer les noyés ou les morts inconnus trouvés sur la voie publique appartenait exclusivement aux sœurs de l’hôpital Sainte-Catherine, dont le couvent était situé rue Saint-Denis, à l’angle de la rue des Lombards, et qu’on appelait vulgairement les Catherinettes.

Les registres de la Morgue, qui surtout depuis quelques années sont tenus avec un ordre parfait, sont curieux à parcourir. Sous leur aridité apparente, ils cachent les notions les plus intéressantes. Parfois dans la colonne des observations on rencontre des naïvetés touchantes, — celle-ci entre autres, quoiqu’elle soit écrite en un français douteux. À la date du 9 juillet 1828, à côté de la description détaillée d’un corps de noyé, un feuillet séparé est attaché sur lequel on lit au recto : « J’apartien à une famille honnette. Je vous prie par raport à eux ne pas donner mon signalement. » Ces registres rappellent d’une façon vivante les batailles de nos révolutions et de nos émeutes ; à certains jours, les colonnes sont chargées outre mesure, l’écriture du greffier est rapide, on voit qu’il est pressé et qu’il fait une besogne inaccoutumée ; si le 27 juillet 1830, il n’a enregistré que 3 corps, dont 2 noyés, le 28, il en a eu 18, le 29,101, tous suivis de l’indication : coup de feu. En février 1848, le 23 il en a eu 10, le 24, 43, le 25, 16. L’insurrection de juin arrive ; le 25, 43, le 26, 101, le 27, 36. Le reste est de l’histoire trop moderne pour trouver sa place ici.

Un fait douloureux et que l’état civil de la Morgue constate avec une brutalité saisissante, c’est que le nombre des morts y augmente dans une proportion extraordinaire ; il a doublé depuis dix ans. L’annexion de la banlieue n’y est pour rien, comme on pourrait le croire, puisque le service de la Morgue embrasse tout le département de la Seine. Certes cela tient en partie à ce que les recherches sont plus actives, plus fréquentes, mieux faites, plus encouragées qu’autrefois ; mais la vraie cause est autre, elle est morale et plus profonde. Tant de gens viennent à Paris maintenant comme vers un Eldorado certain et n’y rencontrent que des déceptions ; tant d’exemples de fortunes beaucoup trop rapidement acquises ont entraîné des hommes faibles à des spéculations hasardeuses dont ils ne soupçonnaient pas le danger[1] ; l’absinthe a abruti tant d’intelligences et atrophié tant de forces musculaires ; l’insouciance du lendemain, la hâte de jouir, l’impérieux besoin de

  1. Le Jeu de bourse est incontestablement une des causes les plus actives de crimes et de suicides. Au mois d’avril 1720, Buvat écrivait déjà dans son Journal : « Depuis huit jours, on retirait de la rivière quantité de bras, de jambes et de tronçons de corps de gens assassinés et coupés par morceaux, ce qu’on imputait au misérable commerce du papier, dont toute sorte de personnes se mêlaient depuis que le sieur Law l’avait malheureusement introduit. » Vid. sup., II, p. 73.