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récompensé plus largement ; nul travail n’est plus fatigant, plus répulsif. En dehors de la besogne matérielle, qui par elle-même est horrible, il y a un inconcevable déploiement d’activité dans cette recherche permanente, qui le plus souvent ne s’appuie que sur des données incertaines, sinon inexactes. C’est à toute heure qu’il faut être prêt à répondre et à questionner, chaque nuit un homme veille pour recevoir les corps que l’on pourrait apporter. A force de manier des cadavres, les deux garçons qui sont chargés de les exposer sont arrivés à une indifférence et à une sagacité sans égales. Il faut les voir dépouiller un mort et dicter son signalement avec une précision merveilleuse. — Une blouse bleue raccommodée au poignet gauche avec du fil blanc, la boutonnière du collet est déchirée, une pièce plus neuve à l’épaule ; une cicatrice de 2 millimètres environ au genou droit ; mains calleuses et peu flexibles comme celles des gens qui travaillent à la terre. — Chaque indication est sévèrement vérifiée par le greffier et inscrite au registre. De tels soins ont produit d’excellens résultats, et le nombre des morts inconnus va toujours en diminuant. Il serait moins considérable encore, si l’on était parvenu à détruire complètement cette vieille et sotte idée, qu’il en coûte fort cher pour reconnaître et retirer un cadavre. Tous les soins, tous les travaux de la Morgue sont gratuits, il devrait être superflu de le dire ; mais bien des gens ne le savent pas encore, et ce n’est pas sans raison qu’une courte et très visible inscription peinte sur la muraille de la salle commune explique que nulle rétribution n’est jamais réclamée pour aucun des services rendus dans ce lieu. Le préjugé dure depuis longtemps, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on cherche à le combattre, car le 6 décembre 1736 le lieutenant de police fit faire un cri pour proclamer l’absolue gratuité de la morgue du Châtelet, et ne convainquit personne.

Lorsqu’un cadavre est resté exposé pendant les trois jours réglementaires ou qu’on a pu constater son identité, le greffier fait ce qu’en langage administratif on appelle le nécessaire, c’est-à-dire l’acte de décès, puis il demande un permis d’inhumation. La justice est souvent forcée de regarder de près à la Morgue, aussi c’est à elle qu’on s’adresse d’abord. Si elle n’a aucun intérêt à faire conserver le cadavre, l’autorisation est ainsi formulée : « le procureur impérial près le tribunal de première instance de la Seine, vu le procès-verbal dressé le …….par ……. constatant la mort…….. n’empêche pas qu’il soit procédé à l’inhumation. » Cette indispensable formalité étant remplie, le permis définitif est accordé en ces termes par le préfet sur le verso de l’ordre de réception délivré dans le principe par un commissaire de police : « M. le greffier de la Morgue est autorisé à faire inhumer le corps désigné d’autre part. » Le cadavre, placé alors dans une bière, est conduit dans