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ils paient en bouteilles pleines. Tout ne s’en va pas d’ailleurs en menue monnaie, tant s’en faut ; un marinier de Haute-Seine boit facilement dans sa journée et sans en être troublé 5 ou 6 litres de vin. On m’a dit même qu’un bon tonnelier de Bercy buvait quotidiennement de 8 à 9 litres. Ces gens-là mangent peu, dorment dès qu’ils n’ont rien à faire et passent leur vie dans une sorte d’abrutissement vague qui leur laisse tout juste assez de lucidité pour accomplir leurs faciles fonctions. Bercy, chacun le sait, est le lieu principalement réservé au débarquement des vins ; en 1866, ce port a reçu 264,754 hectolitres 48 litres. C’est un étrange pays qui, par son aspect absolument spécial, a l’air d’être aux antipodes de Paris. Le quai n’a point de parapet ; une simple rangée de bornes écornées par les haquets sépare le port de la chaussée ; derrière les bornes et ne les dépassant jamais sont alignées des espèces de guérites sur lesquelles on lit des enseignes de voituriers. Ce sont les propriétaires d’une charrette, d’un haquet, d’un cheval, qui s’établissent là et sollicitent le charroi des tonneaux que les débitans au détail viennent acheter. Chaque maison a une porte charretière suivie d’une avenue plantée d’arbres qui n’en finit pas et où sont placés côte à côte des régimens de feuillettes. On ne voit que des gens armés d’un poinçon et d’une tasse d’argent ; ils font un trou, reçoivent le vin dans leur coupelle, le hument en pinçant les lèvres, s’en gargarisent, le recrachent, s’essuient la bouche d’un revers de manche, passent à une autre pièce et recommencent. On sent partout une fade odeur de lie et de vinasse qui n’est point agréable. Là on crie le vin comme dans d’autres quartiers on crie : vieux habits ! vieux galons ! C’est un gros commerce cependant et dont il ne faut point médire, car il s’y fait d’énormes fortunes. Dès 1860, l’enquête de la chambre de commerce constatait que les marchands de vins de Paris faisaient annuellement près de 200 millions d’affaires, et je crois que ce chiffre est tout à fait au-dessous de la réalité.

Les céréales viennent relativement en petite quantité par la Seine ; 1866 en a vu arriver 157,250,005 kilogrammes, sur lesquels les blés et farines comptent pour 82,556,269. L’Yonne et ses affluens en amènent la plus grande partie. C’est encore les chemins de fer qui ont accaparé ce transport, qui jadis appartenait exclusivement aux rivières et aux canaux ; il ne faut pas s’en plaindre : le blé a, dans des wagons bien fermés, moins de chances de s’avarier que dans des bateaux où la plus mince voie d’eau peut pénétrer, et où les rats ne se font pas faute d’y faire de larges brèches. Un riche minotier qui a des moulins célèbres sur la Seine, aux environs de Corbeil, a fait construire sur le quai d’Austerlitz un vaste débarcadère couvert, où les sacs, amenés