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de nos fabricans français, en voyant le nouveau traité de commerce donner libre entrée aux tapis de Perse et de Turquie, se sont effrayés avec raison de la lutte qu’ils auraient à soutenir. Ils essaient maintenant d’imiter ces tapis, et nous les en félicitons. Déjà M. Braquenié et M. Bernard Laurent entre autres sont arrivés à de bons résultats ; mais que dire de ces tapisseries à personnages qui s’efforcent en vain d’imiter les Gobelins et Beauvais ? Ce genre exceptionnel ne supporte pas la médiocrité. Laissez donc aux manufactures impériales le monopole de ces tours de force qui n’ont qu’un but : « produire avec la laine l’effet de la peinture à l’huile, » et cherchez une autre voie, plus simple, plus décorative surtout. Restez dans le domaine assigné aux étoffes de tenture, — une belle couleur, un dessin aux contours fermes et purs sans ces tons rabattus, ces ombres, ce trompe-l’œil enfin sous lequel disparaît le tissu. Ainsi vous obtiendrez, comme l’Orient, des effets décoratifs bien supérieurs ; vous avez la science, ayez aussi le bon goût et la raison.

Au-dessous des sofrali[1], des sirali, des sidjadé de Smyrne sont étalées les étoffes de Brousse, cette ville merveilleuse, aujourd’hui ruinée par d’affreux tremblemens de terre. Hélas ! n’est-ce pas un triste présage ? Comme son berceau, l’empire ottoman s’écroule aussi. C’est sur le grand pont Urgandhé ou pour mieux dire dans l’intérieur du pont que demeure la corporation des tisseurs de soie. Jeté hardiment sur le large ravin de Keuk-Déré (la Vallée-Céleste), il a dû plus qu’aucun autre édifice de Brousse se ressentir des convulsions de l’Olympe, sur les flancs duquel il s’appuie. En dessinant ce magnifique paysage encadré par l’arc ogival unique et gigantesque sous lequel se précipite le torrent écumeux, je voyais les ouvriers avancer leurs têtes aux mâchicoulis et aux fenêtres étroites qui garnissent les façades du pont. Assis fort à leur aise sur une sorte d’estrade recouverte de tapis, ils travaillent lentement, charmés par la beauté du site, par le mouvement des cascades et le chant harmonieux des bulbuls. C’est bien le travail attrayant, s’il en est, qu’on trouve dans ce phalanstère asiatique, sous ce beau climat où il est si doux de jouir de l’ombre et de la fraîcheur des eaux pendant qu’un chaud soleil prodigue tout autour la vie et la force.

On peut même dire que le travail ici vient au-devant des habitans. Ils n’ont qu’à tendre la main pour cueillir de toutes parts sur le mûrier les cocons du ver à soie. Ces millions de petits ouvriers préparent la besogne pour toute la population de cette vallée

  1. Les sofrali sont de grands tapis qui ont une rosace au centre indiquant la place de la table (sofra).