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Bosphore[1]. On en trouve de toutes qualités et pour toutes les fortunes. Il y a dans une des vitrines de la Turquie une chemise de Scadra, capitale de l’Albanie, dont les broderies au col et aux poignets, représentant des arabesques d’or fin avec fleurettes de couleur, ne sont pas indignes des plus beaux ornemens byzantins. On reconnaît ces étoffes dans les élégantes draperies transparentes des cariatides du petit temple d’Arété à Athènes. Ces tissus vaporeux, dont la simplicité ingénieuse est le comble de l’art, ont été inventés par le goût raffiné des femmes, qui, occupées sans cesse de nouveaux moyens de relever leurs charmes, savent bien l’effet de cette demi-transparence qui cache et laisse entrevoir. Une ceinture de Tripoli en soie violette dont les extrémités sont ornées à la manière des étoffes sassanides nous a frappé par la franchise du caractère décoratif. A côté se trouvent une robe bulgare dont les broderies, de divers tons rouges, sont pour un coloriste un modèle d’harmonie, et un charmant satin d’Alep, bleu de lin ornementé d’or. C’est une étoffe pour meuble, de l’espèce de celles qu’on nomme kiama. Les habitans préparent eux-mêmes toutes ces nuances avec le jus des fruits, des fleurs et des graines. Ils savent ainsi se composer une palette très riche en couleurs franches. En Orient, les ornemens sont toujours dans un rapport parfait avec la grandeur, le tissu, l’usage de l’étoffe. Les rayures sont disposées soit pour faire des plis et des reflets, soit pour grandir la personne ou la chose sur laquelle on doit la placer ; tout est habilement calculé pour obtenir le résultat voulu. Ici au contraire, voyez ces manteaux et ces robes de cour dont les hideuses broderies ont dénaturé le tissu au lieu de l’enrichir, ces mantelets monstrueux qu’on prendrait, à voir les franges et les glands qui les garnissent, pour de vieux rideaux du siècle passé, ces lourdes guirlandes de chêne, de myrte, de lauriers ou autres feuillages de la symbolique gréco-romaine appliqués sur les habits en masse compacte, exactement comme s’il s’agissait des frises et des cordons sculptés d’un palais. Ces broderies servent à désigner le métier ou le grade de ceux qui s’en affublent ; on n’a pas daigné songer le moins du monde à la décoration ou à la forme du vêtement, au corps qui doit le porter, aux espaces à remplir, au travail de l’étoffe. En France, où l’on prend la dureté des couleurs pour de l’éclat, il faut que les tons se heurtent pour satisfaire le goût public. L’art des transitions, des vibrations est complètement ignoré. C’est par une tendance de même nature que dans les profils, au lieu d’une élégante symétrie, nous ne cherchons jamais que la régularité absolue. Quelques-uns

  1. Kaïdji ou conducteurs de kaïh, nom des barques de Constantinople.