Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/1042

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Delestre raconte longuement et avec une émotion qui se comprend la mort de Gros ; elle soulève encore l’indignation dans son cœur et lui inspire, à l’égard de la critique, des paroles amères. De telles catastrophes sont faites en effet pour rappeler à la critique ce qu’elle se doit de respect à elle-même jusqu’au milieu des plus justes rigueurs, la faire souvenir que la politesse fait partie de la justice, et lui interdire les mots qui blessent, car la blessure est d’autant plus profonde qu’elle atteint une âme plus sincère et plus haute. Cela dit, je crois qu’il n’est pas possible d’imputer seulement à l’injustice et à la violence de certains critiques le suicide de Gros ; il ressentait depuis longtemps cette fatigue, il nourrissait en lui ce désespoir qui produit, à la moindre occasion, les résolutions fatales. Ce n’était pas une âme forte. Tout jeune à l’âge où l’on ne connaît guère la prudence et la peur, une plaisanterie que lui avait jetée sans y penser un de ses camarades : « Gros, on dit que tu vas émigrer, » l’avait rempli de terreur et lui avait fait fuir Paris en toute hâte. Il a donné plus tard bien d’autres signes d’une certaine mollesse d’organisation. Il n’avait pas à se plaindre de la fortune ; la gloire lui était venue de bonne heure, abondante et facile ; il y eut de sa part une faiblesse maladive à se laisser accabler par une critique qui devait perdre bientôt tout crédit, dès qu’elle s’abaissait à l’outrage. Il serait absurde et contradictoire de demander que les artistes fussent insensibles à la critique. De nos jours cependant, la fermeté leur est indispensable et doit compter parmi leurs vertus. Dans la société actuelle, où la publicité est ouverte à tous et où chacun peut en user au gré de ses caprices, de ses préjugés ou de ses rancunes, l’artiste, comme tous ceux qui relèvent de l’opinion, comme l’écrivain et l’homme politique, doit être préparé à tous les excès, bronzé contre toutes les violences. Il faut qu’il sache écouter la presse sans se laisser troubler par ses injustices ; il faut qu’il ose juger ses juges, et qu’il domine, par l’énergie de son attachement aux principes, ces fluctuations de l’opinion, prompte à s’égarer, mais prompte aussi à revenir.


P. CHALLEMEL-LACOUR.


L. BULOZ.