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d’appels intempestifs à la postérité qui ne les a pas attendus pour rendre justice au grand artiste ; supposez-le aussi écrit d’un style moins prétentieux et plus correct, vous aurez une biographie étudiée, riche de documens précieux et d’une lecture attachante. L’auteur a réuni plusieurs lettres de Gros qui font bien connaître cette nature tendre, cet esprit peu cultivé, mais vif et original ; il en donne une entre autres où Gros raconte à sa mère qu’il vient d’être présenté par Mme Faitpoult, femme de l’envoyé de la république française à Gênes, à la citoyenne Joséphine Bonaparte. Cette présentation, qui eut lieu en 1797, décida de la carrière de Gros et de la direction de ses travaux. On ne se douterait pas que jusque-là Gros, l’artiste au pinceau aventureux et rapide, le peintre épique des grandes batailles, n’avait guère fait que de la miniature. Ce don de concevoir largement des sujets compliqués, le sentiment profond répandu dans ses vastes pages des batailles de Nazareth, d’Eylau, d’Aboukir, et surtout dans la Peste de Jaffa, cette exécution savante et libre, cet éclat de coloris, qui était chose rare à cette époque dans l’école de David, toutes ces qualités ne se manifestèrent qu’à partir du jour où il fut attaché à Bonaparte et à l’armée d’Italie. Gros interprète la nature avec une indépendance, une variété de formes, quelquefois un excès de force qui touche à la violence, et l’a fait justement compter parmi les devanciers de l’école romantique. David, son maître, qui pourtant l’admirait, trouvait secrètement qu’il marchait hors de la vraie voie ; il lui écrivait en 1822 à propos de je ne sais quel tableau mythologique : « Je suis content que l’on vous tire des habits brodés, des bottes, etc. ; vous vous êtes assez fait voir dans ces sortes de tableaux, où personne ne vous a égalé. Livrez-vous actuellement à ce qui constitue vraiment le peintre d’histoire ; vous voilà sur la route, ne la quittez plus. » Ainsi Ariane et Bacchus était vraiment une toile historique ; la Peste de Jaffa n’en était pas une : singulières illusions de l’esprit de système. Gros, rempli pour David d’une affection filiale qui allait jusqu’au dévouement et d’une admiration qui ne se démentit jamais, n’était pas éloigné de penser comme lui. Le jour de l’enterrement de Girodet, comme on s’entretenait dans la chambre du mort de la perte que faisait l’école et de la pente sur laquelle on voyait la peinture entraînée, Gros dit avec émotion : « Je dois m’accuser d’avoir été l’un des premiers à donner le mauvais exemple que l’on a suivi, en ne mettant pas dans le choix et dans l’exécution des sujets que j’ai traités cette sévérité que recommandait notre maître. »

il faut féliciter M. Delestre d’avoir enrichi son travail de nombreuses gravures, dont quarante-quatre fac-similé de compositions et de dessins inédits du maître. Ces coups de crayon rapides, ces premiers linéamens de la pensée naissante, rendent au vrai l’impression que l’artiste recevait de la nature ; ils nous font pénétrer plus avant que tout