Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/1000

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux amis contient à ce sujet de bien édifians témoignages, et c’est un plaisir d’assister au dialogue de ces grands esprits se critiquant, cherchant le mieux, — je dirais volontiers collaborant, si ce mot, d’invention mercantile, ne comportait je ne sais quelle irrévérence à l’égard de tels maîtres travaillant, créant en commun[1]. La scène finale de Jean le Parricide est dans la chronique de Tschudi, et Goethe, sans aucun doute, l’y eût laissé dormir. Schiller l’en a tirée. Est-ce un bien ? Oui, selon moi. On m’objectera l’intérêt dramatique, qui, la pièce ayant eu son dénoûment réel, ne saurait rien gagner à l’intervention d’un nouveau personnage. L’entrée de Jean le Parricide refroidit l’action, j’y consens ; alors qu’on retranche la scène, comme cela se pratique d’ailleurs la plupart du temps en Allemagne, et que notre admiration la retrouve dans l’œuvre imprimée. L’assassin d’Albert le Borgne abordant le justicier Tell, ce scélérat féodal qui, les mains rouges de sang, entre chez ce brave homme et lui dit : Tu as tué le valet, j’ai tué le maître, nous nous devons aide et protection l’un à l’autre, et qui, repoussé, chassé avec horreur, s’enfuit éperdu à travers bois, il se peut que cela venant si tard nuise à l’unité d’action, de pathétique ; mais, comme épilogue à détacher, comme couronnement, comme moralité surtout, c’est splendide.

Après la mort de Schiller, Goethe, trouvant dans les papiers du poète son Démétrius inachevé, voulut à son tour le reprendre. Quelque temps il s’en occupa, puis fut distrait, d’abord par une édition à surveiller des œuvres complètes de son ami, ensuite par cette éternelle Achilléide, une de ces rêveries théoriques auxquelles trop souvent il sacrifia l’inspiration. Quant à Guillaume Tell, il y pensait toujours, bien qu’en pure perte. Tant de motifs s’opposaient désormais à la réalisation, et en premier lieu la chère mémoire de celui qu’il avait si souvent entretenu de son idée, et qui lui-même en avait tiré si grand parti. En 1816, il y songeait encore, en

  1. Un autre exemple de cette association intellectuelle serait fourni par la célèbre ballade des Grues d’Ibycus, également inventée, méditée, ébauchée par Goethe, et passée ensuite à Schiller, qui, après mainte conversation, la fit sienne. Goethe avait trouvé le sujet chez Suidas, et voulait incarner dans les oiseaux voyageurs une de ces forces naturelles qui, dans ses ballades, exercent fantastiquement leur action décisive sur les faits de la conscience humaine. Schiller, ainsi mis en goût du motif, alléché, inclina vers Plutarque, s’inspira du chapitre du bavardage, et se contenta de paraphraser en belles strophes dramatiques cette moralité : « Et les assassins d’Ibycus, comment furent-ils découverts ? Un jour qu’ils étaient au théâtre et qu’un vol de grues filait dans la nue, ils chuchotèrent en s’entre-regardant d’un air de connivence : — Vois-tu là-haut les oiseaux vengeurs d’Ibycus qui passent sur nos têtes ? — Un voisin entendit ces mots, et les coupables furent livrés à la justice. » Dans Schiller comme dans Plutarque, c’est le crime qui par imprudence se dénonce lui-même. Goethe au contraire eût voulu, dans ces oiseaux témoins du meurtre, personnifier les Euménides.