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XV

L’amour qui tue n’est plus de notre temps. L’homme moderne à trop à faire vraiment pour s’abîmer dans un morne désespoir et s’abandonner, proie inutile, à une douleur qui le mine. Wilmot savait aussi bien que pas un enfant du siècle comment on se défend des préoccupations écrasantes, et à quel point, en certaines crises, l’oisiveté peut devenir fatale. Aussi n’avait-il pas cédé aux tentations de sa nouvelle richesse, et tout en se conformant aux vues de son bienfaiteur, — c’est-à-dire en s’affranchissant du servage quotidien qui constitue l’exercice régulier de sa profession, — s’était-il immédiatement rejeté sur d’autres travaux qui semblaient appelés à augmenter sa réputation, déjà considérable. Les recueils périodiques lui offraient mainte occasion de traiter, au moment même où elles sollicitaient l’attention publique, des questions que ses études lui rendaient familières et sur lesquelles il se sentait appelé à jeter quelques lumières nouvelles. Il s’en empara, et par l’originalité de ses aperçus souleva presque aussitôt d’ardentes polémiques. On parla plus que jamais de Chudleigh Wilmot, et, comme consécration des suffrages ainsi enlevés de haute lutte, le gouvernement, — après l’avoir officieusement attaché à une commission chargée d’examiner certaines théories d’hygiène publique, — lui fît savoir qu’on était disposé à lui confier, dans l’ordre administratif, telles fonctions où il se croirait appelé à rendre service. En de pareilles circonstances, bien qu’il songeât encore avec une profonde amertume aux tristes déceptions du seul amour qu’il eût jamais ressenti, bien que les blessures faites à son orgueil saignassent encore, Wilmot n’était pas homme à repousser les consolations qui de toute part s’offraient à lui. Partout bien accueilli, objet des distinctions les plus flatteuses, distrait de lui-même par les labeurs qui s’imposaient à lui chaque jour, il retrouvait peu à peu le calme, la sérénité, la confiance, qui étaient en quelque sorte ses attributs naturels. Encore qu’il ne se refusât plus avec la même obstination à la société des femmes, et malgré les délicates avances que devait y trouver un homme aussi riche, aussi bien placé dans le monde, rien ne se substituait dans son cœur fidèle à l’image de cette gracieuse enfant qu’un injuste arrêt du destin lui avait enlevée à jamais, comme pour le punir de l’avoir victorieusement disputée au trépas.

La visite de Ronald vint troubler, comme un soudain éclat de foudre, ce calme nouveau, cet apaisement graduel où, malgré quelques retours d’amertume, Chudleigh Wilmot puisait l’espérance d’un meilleur avenir. Quand il entendit annoncer le frère de