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forte qu’elle lui était plus nouvelle. Quinze jours de cette existence à la fois mobile et végétative qu’il menait d’une ville à l’autre, dans ces vastes plaines où se répondent les carillons de tant de cathédrales gothiques, — où chaque clocher abrite un musée, où le grave burger étale sous un chapeau à larges bords sa face rubiconde et plate, où les plantureuses villageoises ont de si beaux cheveux et de si grands pieds, — quinze jours, disons-nous, lui suffirent pour apprécier les choses à un point de vue tout différent de celui où il les avait vues jusqu’alors. Le néant de ses anciennes ambitions lui fut révélé. Il s’étonna d’avoir, au prix de tant d’efforts, poursuivi une si petite et si passagère renommée. Sa vie passée lui paraissait un rêve, un rêve presque effrayant. Son amour seul, qui n’avait pas d’histoire, cet amour idéal dont il était resté si longtemps le confident unique, son amour ne changeait pas de nature. Mainte et mainte blonde madone lui souriant du fond de quelque triptyque lui rappelait Madeleine. Certains paysages devant lesquels il demeurait en contemplation pendant des heures entières la lui rappelaient aussi. La placidité chaste, l’immobilité féconde, la physionomie empreinte de je ne sais quelle sérénité résignée qui caractérise les campagnes flamandes, lui procuraient une sensation analogue à quelques-unes de celles qu’il avait éprouvées durant son séjour à Kilsyth. A la suite de ces longues rêveries, il lui arriva souvent de passer en revue tous les incidens de cette passion si soigneusement cachée à tous, et cet examen, poursuivi avec une entière bonne foi, ne lui donna jamais pour résultat que la conviction d’avoir toujours rempli loyalement son devoir de gentleman. En se dérobant à une tentation presque irrésistible, il espérait avoir allégé le seul tort qui pesât encore sur sa conscience. Expier la mort de Mabel était devenu la règle de sa conduite, et il comptait réaliser cette expiation par un renoncement complet à tout lien de cœur comme à toute ambition de renommée.

Cette vie errante, ce vagabondage sans but, mais non sans charme, avaient absorbé semaine par semaine plus de trois grands mois, lorsque Wilmot, rassasié de paresse, prit un beau jour son parti, et résolut de rentrer dans la communion des vivans. Durant ces trois mois, il n’avait guère conversé qu’avec des spectres, et dans ce perpétuel commerce avec des êtres de raison il lui semblait que le sentiment de la vie réelle allait lui échapper. En même temps qu’il se décidait à se rendre à Berlin, il éprouva le besoin de savoir ce qui s’était passé en Angleterre depuis son départ, et ce même homme, qui durant les premières semaines s’interdisait jusqu’à la lecture du journal, attendait maintenant avec une impatience étrange l’envoi de ses correspondances accumulées, qu’il venait de demander par voie télégraphique, Pour tromper cette impatience, il errait de