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M. de Kecskeméthy, seul à seul avec lui, je l’ai vu prendre plaisir à m’en faire la lecture ! Il choisissait de préférence les passages sérieux. Sa voix était monotone et mélancolique ; il accentuait pourtant les traits décisifs, il ressentait une émotion nouvelle à chaque indignité qu’avait retracée sa plume, l’indignation enflammait son visage ;… puis, la tête appuyée sur ses mains, absorbé en lui-même, il demeurait longtemps pensif et silencieux. Parfois c’étaient les bouffonneries de l’ouvrage qui l’amusaient. Singulier livre, disait-il, grossier, commun, sans noblesse, tout rempli d’inconvenances ! N’importe, je voudrais savoir qui l’a écrit. On y trouve çà et là des choses… salées. — Et il riait de ce bon rire cordial qui rend la gaîté communicative. Un autre jour il considérait son œuvre d’un point de vue tout différent. — En vérité, me dit-il, ce livre est misérable ; mais savez-vous comment s’est formée l’île Marguerite ? D’après une vieille légende, le Danube coulait autrefois à la place qu’elle occupe ; une charogne, je ne sais comment, vint y échouer sur un banc de sable et demeura là comme attachée ; peu à peu l’écume, les herbes, les feuilles, bref tout ce que le fleuve charriait s’amassa autour de ce débris, si bien que de l’alluvion continuellement accrue naquit un jour l’île magnifique. L’ouvrage dont il s’agit est pareil à cette charogne. Qui sait ce qui peut un jour en sortir ? »

J’ignore ce qu’une telle polémique aurait pu produire à la longue ; on ne peut pas dire en tout cas que le livre du comte Széchenyi ait seul contribué à la chute de M. de Bach. A la date où il parut, les jours du ministère étaient comptés. C’est surtout la guerre d’Italie, la paix de Villafranca, la nécessité pour l’Autriche d’une politique nouvelle, qui mirent lin, au moins pour quelque temps, à l’expérimentation désastreuse des dix dernières années. Le 21 août 1859, M. le baron de Bach quittait enfin le ministère où il avait exercé une action si funeste, et un politique plus intelligent, un esprit ouvert aux idées de réforme, M. le baron de Hübner, prenait la direction de l’intérieur. A cet appel des circonstances, Széch’enyi répondit aussitôt par une sorte d’activité joyeuse. Il encourageait M. de Hubner, il lui envoyait des plans de réforme, il rédigeait ou inspirait à ses amis des mémoires sur la rénovation de l’Autriche, et l’on pense bien que, cherchant à concilier tous les droits, à féconder toutes les ressources, il n’oubliait ni les ressources ni les droits de la Hongrie. Plusieurs des hommes qui, soit dans le ministère, soit dans les rangs de l’opinion libérale, avaient désapprouvé naguère le despotisme bureaucratique de M. de Bach, s’étaient mis en rapport avec l’illustre Hongrois. M. de Rechberg, M. de Schmerling, esprits libéraux à coup sûr, si on les compare aux Bach et aux Schwarzenberg, n’avaient pas craint de venir s’asseoir à la table du solitaire de Döbling. De tels hommes dans une telle maison, certes la scène est