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Qu’importent les accusations des fanatiques ? Insultés par nos frères, servons-les malgré eux. Restons debout, même dans la boue ! Cri étrange, et qui peint bien la ténacité du sentiment magyar, si l’on songe que les lèvres d’où il s’échappe avaient tant de fois proféré des paroles de désespoir.

Le journal où parut ce manifeste fut immédiatement confisqué par la police, le comte Zichy ne crut pas devoir faire les protestations que lui demandait son ami ; est-ce à dire que le résultat fût absolument nul ? Non certes. De manière ou d’autre, ces bulletins-là finirent toujours par se répandre ; Széchenyi avait jeté un nouveau ferment au cœur de la nation hongroise. Pour le moment, il n’en demandait pas davantage. Le même succès lui suffisait aussi quand il envoyait des articles à l’un des principaux organes de la presse européenne. Il dessinait pour le Times de vifs tableaux de l’Autriche sous M. le baron de Bach, et chaque fois que son œuvre lui revenait imprimée dans le journal de Londres, c’était fête à Döbling. Le plus souvent, il faut le dire, soit que les critiques fussent trop amères, soit que les théories du comte offrissent un caractère trop spécialement hongrois, l’article n’était pas admis ; n’importe, il avait éclairé les publicistes anglais, et dans leurs appréciations de la politique générale il retrouvait avec joie la trace de ses idées. Heureux simulacre de l’action pour l’ancien promoteur de la vie publique en Hongrie ! A le voir se réveiller de la sorte, à le voir jouir si vivement des choses de l’esprit, on pouvait croire que le mal intérieur avait complètement cédé.

C’est dans ces momens-là que la comtesse Széchenyi disait à M. de Kecskeméthy : « N’est-ce pas que le comte pourra bientôt quitter Döbling et reprendre auprès des siens son existence d’autrefois ? » Quitter Döbling ! M. de Kecskeméthy ne croyait pas que le malade pût s’y résoudre avant bien des années ; il savait que l’intelligence seule s’était réveillée chez lui, mais que la volonté demeurait inerte. Quitter Döbling quand on pouvait à peine, et seulement par surprise, lui faire affronter la lumière du soleil ! Le malheureux semblait enchaîné à sa chambre ; on eût dit qu’il s’était condamné à cette prison pour se punir de ses fautes imaginaires envers la Hongrie. S’il lui arrivait d’en franchir le seuil, c’était à l’heure où sa famille venait le visiter. Sa femme, ses enfans, aimés cependant avec transport, il ne voulait les voir qu’à de certains jours, comme s’il eût fait vœu d’expier ses torts publics par le sacrifice de ce qu’il avait de plus cher. C’était une des traces persistantes de sa folie ; mais aussi, quand l’heure de la visite approchait, quelle joie ! quelle agitation ! Il ne tenait plus en place, comme on dit. Les voici ! la voiture a traversé le parc, elle vient de s’arrêter devant le portail ; aussitôt le prisonnier s’élançait, descendait l’escalier, recevait dans