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chuchotemens. La presse, obligée de se taire, prolongeait une existence sans honneur ; mettez à part deux ou trois feuilles, toutes les autres n’étaient que des instrumens aux mains de spéculateurs et de charlatans. En un mot, la Hongrie semblait étouffée, la nation semblait perdue à jamais.

« Moi du moins, dans l’épaisse nuit de mon âme, je ne voyais pas luire le moindre rayon, promesse d’un meilleur avenir. Je tâchai d’oublier que j’étais Hongrois. Je quittai cette patrie, qui n’était plus une patrie, qui était une vaste maison d’arrêt. Jusque-là mon occupation principale avait été l’étude des littératures étrangères. Une excellente occasion me fut donnée de poursuivre mes travaux. « Chargé, — oh ! quel noble titre ! — chargé au nom du gouvernement impérial et royal de présider la commission centrale de révision des livres, » mon cabinet était le rendez-vous de toutes les productions de la littérature universelle, avant qu’elles entrassent dans le commerce. J’étais censeur, j’étais le dégustateur officiel de tous les mets de la pensée, de ces mets que la bureaucratie est appelée à juger consciencieusement dans l’intérêt de la santé publique, car c’est elle, — et moi aussi par conséquent, moi, l’un des atomes1 de ce grand corps, — c’est elle qui décide quelle quantité de nourriture intellectuelle peut être livrée sans inconvénient aux 36 millions d’âmes dont se composent les peuples de l’Autriche. Glorieuse mission ! confiance touchante !… Bref, j’étais complètement séparé de mon pays et de son passé ; malgré les généreux efforts, malgré les sacrifices patriotiques de quelques hommes, en dépit de ces paroles du poète : « Non, cela ne se peut ! tant de génie, de force, de volonté sainte, ne saurait périr sous les malédictions infernales, sous les excommunications du destin ! » Malgré tout cela, disais-je, je considérais la patrie comme perdue.

« Qu’on veuille bien me pardonner cette digression au sujet de mon humble personne : elle était nécessaire pour faire comprendre au lecteur dans quelle disposition d’esprit je me trouvai, lorsque mon ami T….. me pressa de rendre visite au comte Széchenyi. Le comte, disait-il, n’ignorait pas mon nom ; le comte avait lu autrefois quelques-uns de mes articles dans le Pesti Naplo, il savait de quel emploi j’étais maintenant chargé, et il désirait me connaître personnellement ; — On peut se figurer, d’après ce qui précède, combien cette ouverture était loin de m’être agréable. Le grand passé du comte Széchenyi était inséparable à mes yeux de la chute profonde de mon pays. Je craignais que sa vue seule ne rouvrît mes blessures patriotiques mal cicatrisées par ma philosophie, et que sa douleur ne vînt déranger cet épicurisme cosmopolite où je m’étais établi si commodément. »

Quel est le personnage à qui nous devons ces singulières