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et quelles seront les conséquences de ces entreprises meurtrières ? Ce problème s’empara si bien de son esprit, que l’idée fixe d’où son mal était ne disparut bientôt devant celle-là. L’œuvre insensée de la réaction, devenue pour lui un sujet d’étude, acheva de l’affranchir de sa propre folie. Il ne songeait plus seulement à la Hongrie, il songeait à l’Autriche ; n’ayant pas cessé de les croire indispensables l’une à l’autre, il voyait dans cette destruction du royaume magyar par le gouvernement impérial le premier acte d’un long suicide. C’est ce spectacle qui provoquait la curiosité de l’homme d’état, et en même temps, soit que ce travail d’observation suffit à occuper ses forces incomplètes, soit que la violence de la réaction autrichienne lui enlevât tout espoir de modifier la marche des événemens, il semblait avoir perdu à jamais le goût de la vie active. Qu’y avait-il à faire pour lui dans l’Autriche du prince de Schwarzenberg ? Regarder et prévoir, méditer sur le développement d’un système funeste et deviner l’issue inévitable, c’était désormais le seul emploi de ses forces. Assurément il ne pouvait prédire Sadowa ; Sadowa du moins ne l’aurait pas étonné. Ainsi un spectateur pénétrant, mais découragé, un témoin inexorable, mais réduit à l’inaction, tel devait être le comte Széchenyi, aussitôt que, délivré de ses fantômes, il appliqua de nouveau son intelligence à l’étude des choses de son temps.

C’est là sans doute une des raisons pour lesquelles il ne voulut jamais quitter l’hospice de Döbling. Vainement sa femme, ses enfans, ses amis, le suppliaient-ils de revenir au « milieu d’eux, de rentrer dans ses domaines, de reprendre sa vie d’étude sous le toit héréditaire, puisqu’il était redevenu maître de lui-même. Maître de lui-même, il sentait bien qu’il ne l’était pas complètement. Cette paralysie de la volonté qui persistait malgré le réveil de la pensée lui causait une vague inquiétude. Il craignait peut-être que ses concitoyens, le voyant de retour parmi eux, ne fussent disposés à mettre en lui certaines espérances qu’il n’aurait su réaliser, à lui attribuer certains devoirs qu’il était impuissant à remplir. Peut-être aussi craignait-il la surveillance d’une police soupçonneuse ; l’asile de ses mauvais jours était encore un des lieux où il pouvait être le plus libre. À quoi bon d’ailleurs se créer une nouvelle existence pour l’emploi qu’il devait en faire ? Caché dans l’hospice de Döbling, ne pouvait-il assister au spectacle qui captivait si tristement son esprit ? Des livres, des journaux, des visites, des correspondances, tout cela suffisait pour le travail désolant auquel l’avaient condamné les révolutions de son pays et les défaillances de sa raison. Le cadre d’une maison de fous convenait à son étude.

Les visites en effet ne lui manquaient pas. La première qu’il reçut, et celle-là il l’avait sollicitée lui-même, ce fut la visite de