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sa race ; il ne redoutait plus la présence des Hongrois. Jusque-là, durant la crise affreuse, il tenait à distance les personnes, même les plus chères, dont la vue lui rappelait sa carrière passée. Malgré le besoin qu’il éprouvait de s’accuser impitoyablement, il ressentait une sorte de honte en présence de ses compatriotes. Sa femme, ses enfans, qu’il aimait de l’affection la plus tendre, avaient grand’-peine à pénétrer jusqu’à lui. Après 1852, ce sentiment disparut : il prit plaisir à recevoir tous ceux qui venaient le visiter à Döbling. Il les appelait même, il provoquait les conversations, il s’informait des nouvelles, il demanda bientôt des journaux et des livres. Avec cette curiosité qui s’éveillait de jour en jour, allait-il retrouver aussi le goût de la vie et de l’action ? Quelle impression allait produire sur l’âme si longtemps séparée du monde le spectacle des choses européennes, particulièrement le tableau de la Hongrie ?


II

Au moment où les yeux du comte Széchenyi se rouvrirent à la lumière des idées, l’état des affaires hongroises devait exercer sur lui deux influences contraires : d’une part le réveil toujours plus vif de l’intelligence, de l’autre une sorte de paralysie de la volonté. Il devait être excité sans cesse à penser et découragé d’agir. C’était l’époque où le système de centralisation despotique si impérieusement établi par le prince de Schwarzenberg, si inflexiblement mis en pratique par le baron de Bach, étouffait ces forces nationales auxquelles l’Autriche est obligée aujourd’hui de demander le salut de la monarchie. Le niveau avait passé partout. La vieille constitution magyare n’était pas plus respectée que la nouvelle. L’occasion avait paru bonne au prince de Schwarzenberg pour détruire les choses mêmes dont s’accommodait naguère la sagesse rusée de M. de Metternich. Plus de diètes, plus d’administration séparée, plus de comitats autonomes ! Où sont les privilèges des villes libres ? Que sont devenues les franchises de la commune ? Nouveaux droits, coutumes anciennes, tout a disparu. L’occasion est bonne aussi pour détacher telle et telle province, Transylvanie, Croatie, Slavonie, de l’antique royaume de saint Etienne ; la Hongrie est démembrée. La Hongrie ! convient-il de prononcer encore ce nom ? Ce n’est plus qu’une expression géographique. L’héritage de dix siècles, on l’a dit avec raison, venait d’être dévoré en un jour. Certes la violence d’une telle politique était bien faite pour frapper d’étonnement la raison à demi réveillée du comte Széchenyi, et pour exciter, — toute douleur patriotique à part, — la curiosité d’un génie naguère si clairvoyant. Est-ce bien possible ? disait-il,