Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/873

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Kossuth pendant cette période lui avaient révélé chez le fougueux agitateur un chef capable de résister aux entraînemens de la foule et de sacrifier, en partie du moins, sa popularité. Il n’avait de griefs contre aucun des hommes de son temps ; la situation seule, la terrible logique des choses l’épouvantait. Quand éclata l’événement trop prévu, la rupture de la Hongrie et de l’Autriche, quand la guerre fut inévitable et que la révolution devint une arme aux mains du pays menacé, il crut fermement que tout était perdu. C’est alors qu’il put se dire pour la première fois : Ma vie est détruite, la Hongrie va mourir. Il se demanda en même temps qui était coupable de cette catastrophe ; était-ce Kossuth ? Non, répondait-il loyalement. Kossuth, à son entrée sur la scène, avait trouvé une arène ouverte à toutes les espérances, et il n’avait fait que suivre son imagination patriotique ; d’ailleurs, en cette crise suprême, Kossuth allait tenir le drapeau de la race magyare et tomber avec elle. Le coupable, ce n’était ni Kossuth, ni Vesselényi, ni le comte Batthiany, ce n’était aucun des hommes jetés avec leurs rêves enthousiastes au milieu des périls d’une situation qu’ils n’avaient pas faite. Le coupable, c’était lui-même. Qui donc, si ce n’est lui, avait enfanté ce péril ? Devait-il éveiller de telles ardeurs, n’étant pas sûr de les dominer ? Avait-il eu le droit de détruire l’ancienne Hongrie, n’étant pas de force à constituer la Hongrie nouvelle ? Et ces pensées amères, ces reproches immérités, le malheureux les tournait contre lui comme une arme vengeresse. Un poète de nos jours a dit :

Est-ce que l’innocent connaît seul le remords ?


C’est là en effet un sentiment d’une espèce particulière, douloureux privilège des cœurs d’élite. Le remords de l’innocent, remords cruel, obstiné, implacable, est tout autre chose que le remords du coupable. L’orgueil peut étouffer l’un, la délicatesse de la conscience rend l’autre plus acéré. Il y a des hommes qui ne se sont jamais trompés ; ce sont les événemens qui ont tort, c’est l’humanité qui doit être châtiée, ce sont leurs adversaires qui ont tout compromis. Heureux hommes ! ils ne perdront jamais leur sérénité altière, et, s’ils avaient à repasser par les mêmes chemins, leur pied n’hésiterait pas. Il en est d’autres qui s’interrogent sans cesse, qui se sentent responsables envers leur cause, qui ont toujours besoin de rendre leurs comptes, qui se dévoueraient volontiers, victimes expiatoires, pour le salut commun. Et si ce dévouement leur est interdit, que faire ? Il ne leur reste plus qu’à se condamner en redisant à toute heure la sentence inflexible : c’est toi qui es le coupable. N’essayez pas de rassurer leur conscience, ils se sont