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c’est tout un peuple, il le croit du moins, qui est arrêté par un coup de mort dans le généreux éveil de ses forces, et ce coup épouvantable, le comte Széchenyi le reçoit le premier en pleine poitrine. À ce sentiment de la ruine commune si douloureux qu’il puisse être, s’ajoute donc une angoisse plus douloureuse encore, le tourment de la conscience. Széchenyi s’accuse lui-même des calamités qui vont anéantir sa patrie ; c’est le remords qui le rend fou, c’est contre un remords injuste que se débat cette âme si délicatement héroïque. S’il est difficile, à l’heure où sa raison se voile, de ne pas se rappeler le cri shakspearien, il faut pourtant marquer cette différence essentielle entre le grand Magyar et le tragique personnage du poète anglais. Ce ne sera ni la piété d’une Cordélia ni le dévouement d’un comte de Kent qui guériront sa blessure : entouré des affections les plus tendres et des plus fidèles amitiés, il demeurera en proie à son mal tant que durera cette guerre civile dont il se reproche d’être la cause ; mais aussi, — affinité mystérieuse attestée par des médecins psychologues, — dès qu’au lendemain de la lutte, et sous le joug même de la réaction victorieuse, un signe, un mot, une lueur, lui feront comprendre vaguement que tout espoir n’est pas perdu, l’âme défaillante se relèvera peu à peu et triomphera de l’ennemi intérieur. Les angoisses patriotiques avaient ébranlé cette noble intelligence, la patience du peuple magyar lui rendra la foi et la vie. Cette patience virile n’est-elle pas en partie son œuvre, et puisqu’il a ressenti les malheurs publics au point de s’en accuser comme d’un crime, n’est-il pas juste qu’il éprouve aussi l’influence salutaire des vertus qu’il a éveillées chez ses concitoyens ? En ce drame lugubre, tel que ma pensée le conçoit, c’est à la Hongrie tout entière qu’appartiennent ces paroles attribuées par le poète à la fille du roi Lear : « Dieu bienfaisant ! réparez cette grande plaie que lui ont faite les injures qu’il a subies ; rétablissez les idées dérangées et discordantes de ce père métamorphosé par ses enfans ! »

La grande plaie a-t-elle donc été réparée ? Non pas complètement, hélas ! Le coup avait porté trop avant, aux sources mêmes de la vie. L’intelligence put rallumer sa flamme ; la volonté resta paralysée. De là ce spectacle navrant à l’heure où son esprit jette encore des éclairs, de là cette honte de soi-même, cette crainte du grand jour, cet attachement à la maison de fous qui est devenue son asile, cette impuissance d’en sortir jamais, ce désespoir secret mêlé aux plus vives ardeurs de la pensée, de là enfin la défaillance suprême le jour où, victime d’une tracasserie odieuse, il se croit provoqué par la persécution à une lutte qu’il ne pourra soutenir. Avant de se donner à lui-même le coup mortel, il a eu du moins la consolation