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foule ni l’océan sans amener l’écume à la surface. Ce que les ouvriers avaient le plus à craindre dans cette circonstance, c’était l’intervention des roughs, classe d’hommes indéterminée et vivant au jour le jour, sombre élément qui accompagne à Londres toutes les démonstrations à peu près comme les corbeaux suivent les armées pour profiter de la défaite et du butin. Ils réussirent pourtant à réduire une telle cause d’émeute, et si quelqu’un eut à se plaindre de la rapacité de ces dangereux alliés, ce furent les reformists eux-mêmes.

L’attitude de l’ouvrier anglais dans de telles processions a d’ailleurs quelque chose de bien particulier. Calme et sérieux, il est là comme il serait à l’atelier, faisant en conscience la besogne du jour. Hier il travaillait pour nourrir sa famille, aujourd’hui il travaille pour conquérir ce qu’il considère comme un droit politique, et ses traits, bronzés par le soleil ou endurcis par une vie de labeur, expriment le même air de résolution affairée. Ne menaçant et n’offensant personne, il n’en est que plus fermement décidé à obtenir ce qu’il demande. Nulle colère, nulle amertume : une sorte de joyeuse humeur saxonne éclatait au contraire dans les saillies de la foule ainsi que dans les devises et les bons mots à peu près intraduisibles dont se montraient couvertes les bannières. Il est vrai que, surtout dans la manifestation du 11 février 1867, on aurait vainement cherché sur les enseignes ces hommages à la royauté qui en Angleterre accompagnent le plus souvent les réclamations du peuple. A la vue du bonnet rouge, du drapeau rouge, des étoiles (symbole de la république des États-Unis), un observateur superficiel aurait pu s’imaginer que l’Angleterre était à la veille d’une révolution. De tels emblèmes sont pourtant très loin d’avoir chez nos voisins la signification qu’ils prendraient ailleurs. Les Anglais professent trop de confiance dans la forme de leur gouvernement pour le croire menacé par quelques couleurs un peu plus vives et par des emprunts à l’histoire des autres nations. L’air de la Marseillaise et d’Yankee Doodle (chant américain) ne saurait ébranler un ordre de choses fondé sur la liberté. Que la reine se fût montrée sur le chemin de la procession, et non-seulement les rangs se seraient ouverts pour lui livrer passage, mais encore elle eût été entourée des signes du respect le plus sincère. Dans un pays où les rôles sont profondément distincts, nul n’accuse le chef de l’état des obstacles que peut rencontrer telle ou telle mesure politique. Les Anglais n’estiment d’ailleurs que les droits qu’ils ont conquis eux-mêmes et ne comptent que sur leurs efforts toujours couronnés de succès.

Cependant la ligue de la réforme ne négligeait aucune occasion