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mérites ; mais après tout on ne flatte que ce qui est puissant. Le révérend C. Kingsley, professeur d’histoire moderne à Cambridge, nous apprend que les élèves des universités parlent aujourd’hui des classes ouvrières sur un tout autre l’on que celui qui leur était familier il y a trente ans. Il n’y a guère que les maîtres qui se plaignent du travailleur, et encore que lui reprochent-ils ? A les entendre, il est devenu trop exigeant. Si l’Angleterre voit à présent quelques-unes des branches de son industrie menacées par la concurrence étrangère, ils attribuent le fait aux prétentions de la main-d’œuvre. Il est vrai qu’où l’industrie anglaise était habituée à ne trouver que des acheteurs elle rencontre souvent depuis quelques années des fabricans et des rivaux ; mais la seule cause de ce changement est-elle bien le haut prix auquel les artisans de la Grande-Bretagne vendent leurs services ? Avec le temps, les Anglais ont engagé l’industrie européenne à profiter de leurs succès et de leurs leçons, à peu près comme ces généraux victorieux qui apprennent à leurs adversaires l’art de les battre. D’un autre côté, les seigneurs des grands chantiers de travail habitent chez nos voisins de somptueuses maisons, mènent un train de prince et demandent peut-être aux affaires plus qu’elles ne sauraient accorder au luxe. Dans cette lutte contre des difficultés créées par la force même des choses, les maîtres ont d’ailleurs à craindre un ennemi bien plus dangereux que les trades’ unions et les autres sociétés ouvrières de défense mutuelle : c’est l’émigration. Le travailleur anglais n’est point du tout, comme le nôtre, enraciné au sol natal ; il sait qu’il y a d’autres terres sous le soleil où il peut exercer ses bras. Derrière les mers qui entourent son île vivent bien loin, du côté du couchant, des populations parlant sa langue. En Amérique, en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, il retrouve sa race, ses usages, sa religion, les lois de la mère-patrie retrempées aux sources de la démocratie moderne. Quelle considération pourrait donc l’enchaîner aux rivages de la Grande-Bretagne ? C’est du haut de cette indépendance que les ouvriers anglais dictent surtout des conditions au capital. « Nous serons payés tant, ou nous nous en irons, » tel est le mot d’ordre et la menace qui accompagnent souvent les grèves. — Qu’ils s’en aillent ! s’écrient de leur côté les partisans de la résistance ; mais avec chaque ouvrier capable qui émigré s’éloignent une force et un élément de richesse pour l’Angleterre.

On comprendra maintenant que les working men associés, organisés, fortifiés par leurs économies, y regardassent à deux fois avant de compromettre dans l’agitation politique les avantages qu’ils avaient acquis. Quels motifs ont pu les déterminer à sortir de leur réserve et de leur silence ? C’est ce qu’il nous faut dire en retraçant