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dont elles prévoient l’une et l’autre les conséquences. Maîtres et ouvriers y regardent aujourd’hui à deux fois avant d’entamer un conflit qui doit se prolonger des mois et même des années. Ce n’est qu’après avoir épuisé de part et d’autre tous les moyens de conciliation qu’on se risque, en désespoir de cause, à brûler ses vaisseaux. Il est d’ailleurs bien plus facile d’attirer un petit nombre d’hommes dans une entreprise téméraire que de gagner la volonté de plusieurs milliers d’individus qui ont tous quelque chose à perdre. Aussi la déclaration de guerre est-elle toujours précédée d’une enquête ; les griefs de la loge mécontente doivent être soumis à un conseil, qui examine attentivement la nature du débat, les chances de la lutte et les ressources de la société. De telles formalités, on en conviendra, sont plutôt faites pour prévenir que pour seconder les grèves. Et pourtant les strikes n’éclatent encore que trop souvent. C’est alors un spectacle triste et grand. que celui de ces masses volontairement absentes des ateliers, sombres et inquiètes, parcourant la ville en silence pour se rendre à leurs meetings. On devine aisément la morne sollicitude des femmes d’ouvriers, la terreur du lendemain qui se répand comme un nuage sur le foyer domestique. Sans doute ces hommes poursuivent par la souffrance du moment un intérêt personnel ; mais ils croient en même temps obéir à un devoir envers leur classe et leur profession. De toutes les grèves que j’ai vues à Londres, celle des maçons m’a laissé le plus pénible souvenir. Les chantiers de construction étaient vides, les travaux suspendus, les intérieurs désolés, et pourtant l’ordre ne fut pas un instant troublé dans la ville. Ailleurs l’ouvrier sans travail rejette volontiers sur le gouvernement une partie de sa mauvaise humeur, et je ne m’étonne point qu’il en soit ainsi. Quand c’est l’état qui concentre tous les pouvoirs, on lui demanderait volontiers de faire la pluie et le beau temps, de mûrir les moissons et d’ouvrir au flanc des rochers les sources de la prospérité publique. Quiconque s’arroge l’autorité absolue doit s’attendre à être regardé comme responsable de tout ce qui arrive. En Angleterre, où le gouvernement ne s’attribue au contraire que des fonctions très limitées, nul n’exige de lui au-delà de ce qu’il peut donner. L’ouvrier sait très bien que le prix du travail repose sur un contrat privé et que l’état n’a rien à voir dans sa querelle avec les maîtres. Tout ce qu’il revendique est l’usage plein et entier de sa liberté personnelle. En s’abstenant de travailler dans l’espoir d’améliorer les conditions mêmes du travail, il use d’un droit que nul ne lui conteste, quoique beaucoup regrettent la nature des moyens auxquels il a recours.

Les trades’ unions représentent en Angleterre une grande