Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/833

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reform bill, envisagé par les uns comme un bien et par les autres comme un mal inévitable, apparut à tous sur les hauteurs de l’horizon politique.

Cette question, d’abord vague et ténébreuse, ressemblait aux esprits de l’abîme qui, dans les anciennes légendes de mer, attirent les navigateurs vers de perfides écueils. Contre de pareils dangers, cinq ministères appartenant à différentes couleurs vinrent successivement échouer. Il suffira d’indiquer d’un trait le genre d’obstacles que rencontrait une telle mesure en Angleterre. Chaque parti, on oserait presque dire chaque homme d’état, avait en tête son projet de réforme qui le plus souvent ne coïncidait guère avec les vœux du pays. Au milieu de cette confusion, beaucoup d’électeurs qui avaient obtenu leur affranchissement politique grâce aux efforts combinés de la classe moyenne et de la classe ouvrière étaient maintenant les premiers à vouloir exclure le travail manuel du privilège conquis par eux en 1832. Pour saisir la force des argumens qu’ils opposaient à une nouvelle extension du suffrage, il faut savoir que nos voisins considèrent l’exercice de la souveraineté nationale bien moins comme un droit que comme une fonction ; or toute fonction exige de celui qui s’en acquitte certaines garanties. Le vote est un dépôt que l’état remet entre les mains des seuls électeurs jugés par lui dignes de sa confiance. Les ouvriers étaient-ils préparés à recevoir le mandat qu’on réclamait en leur nom ? Plusieurs parmi les hommes d’état affectaient le doute à cet égard. Ce qui avait le plus lieu d’étonner, c’est que de leur côté les travailleurs montrèrent tout d’abord très peu d’empressement pour l’honneur qu’on voulait leur faire. Apparente ou réelle, cette indifférence fut diversement interprétée par les orateurs de la chambre des communes et par les journaux. Les uns avec la joie du triomphe y virent un aveu de l’impuissance des ouvriers anglais à se gouverner eux-mêmes et à jouer un rôle dans l’état. Les autres, tout en déguisant leur tristesse, cherchèrent des explications qui n’expliquaient rien ou même s’efforcèrent de nier un fait qui sautait pourtant aux yeux. Libéraux et tories ne remontèrent point, je crois, aux véritables motifs qui dictèrent dans les commencemens la conduite des travailleurs. Ce n’était nullement insouciance de leur part, c’était calcul.

Avec le bon sens qui les distingue, les ouvriers anglais se dirent que, faibles, dispersés, sans argent, ils pesaient pour un atome dans les destinées du pays. Qu’avaient-ils pour eux ? Le nombre. C’était peu de chose en face d’institutions qui mesurent surtout les hommes à la fortune au talent et aux situations acquises. Avant de compter dans le monde politique, il leur fallait conquérir une place dans