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et flexible ; elle se prête aux ambitions, aux activités les plus dissemblables, et il suffit souvent d’une bien petite dose de vérité ou, de vertu pour satisfaire des esprits rares ou des consciences honnêtes et pour leur faire oublier tout ce qui leur manque. C’est une grande preuve de pénétration et de bon sens que de bien comprendre un tel état de la société et des âmes, et, au milieu de ce chaos, de rendre à chacun, parti ou individu, ce qui lui revient légitimement en fait d’estime et de sympathie. Mme de Boigne avait acquis, dans son observation du monde et de la vie politique, cette intelligence impartiale, et elle l’a portée dans son roman comme elle la pratiquait dans son salon.

La Maréchale d’Aubemer n’est point un roman contemporain ; ; l’auteur a eu raison de l’appeler nouvelle du dix-huitième siècle ; c’est bien en effet au XVIIIe, siècle qu’elle appartient. Mme de Boigne n’était pas précisément de ce temps-là ; née en 1780, c’est dans l’époque révolutionnaire et ses diverses phases que s’est passée sa vie, et qu’elle a pu penser et écrire d’après ses observations et ses impressions propres ; elle n’a connu le XVIIIe siècle que par conversation et tradition, traditions récentes, conversations vivantes, mais qui n’avaient pour elle rien d’immédiat et de personnel. Aussi n’y a-t-il dans la Maréchale d’Aubemer rien d’historique ni de politique ; c’est un roman de mœurs qui peint la société mondaine et domestique du XVIIIe siècle, sans aucun lien avec les événemens et les passions publiques du temps. Comme peinture de mœurs et dans cette sphère plus limitée, la Maréchale d’Aubemer est une œuvre plus harmonieuse et plus intéressante qu’une Passion dans le grand monde ; les personnages sont peu nombreux, les incidens naturels et pris dans le cours ordinaire de la vie. C’est la légèreté, la frivolité, l’absence de principes, les intrigues de salon et de boudoir, la rouerie masculine et féminine de la société élégante du XVIIIe siècle, mises en contact et en contraste avec les principes sains, les sentimens sérieux, les mœurs simples, les habitudes vertueuses d’une charmante jeune femme, élevée loin de Paris par une mère honnête et pieuse, et qui, venue à Paris avec un mari médiocre et sot, s’y amuse sans perdre ses modestes vertus, exerce peu à peu autour d’elle sans la chercher, sans presque y penser, une influence qui surmonte les vices de ceux qui l’approchent, les périls de sa propre situation, et après la mort accidentelle de son mari finit par un second mariage dont un amour mutuel et éprouvé fera certainement sortir un heureux et exemplaire ménage. Gudule de Saveuse et sa tante, la maréchale d’Aubemer, grande dame blasée et ennuyée, qui reçoit sa nièce à Paris d’abord par pure convenance, pour l’introduire dans le monde, et qui bientôt la prend, non sans