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dans l’état à peu près comme d’énormes loupes le sont de la santé du corps. Tout l’argent vient à Paris, et l’homme suit le métal comme le poisson suit le courant de l’eau. De là le prodigieux gonflement de cette ville, cause réelle de l’engourdissement dont souffre le reste du pays. » Si l’irascible et spirituel marquis parlait déjà ainsi en 1762, qu’eût-il dit aujourd’hui ! Maintenant que les chemins de fer favorisent à un si haut degré la concentration de la population dans les grandes villes, c’est un crime de lèse-économie que d’accélérer ce mouvement par d’énormes dépenses auxquelles le pays tout entier doit contribuer. L’argent qu’a coûté telle salle de théâtre aurait suffi pour bâtir tous les bâtimens d’école que réclame l’enseignement primaire dans la France entière.

Jusqu’à présent, la Prusse n’a point commis la faute d’enlever aux campagnes les capitaux et les hommes qui font leur richesse. Au contraire, par l’excellente organisation de l’enseignement primaire, par les institutions de tout genre que l’état a fondées ou encouragées, il a contribué à répandre dans toutes les provinces le goût des améliorations économiques et les lumières nécessaires pour les accomplir ; mais il faut qu’il se garde des visées chimériques et des ambitions impatientes. Toute l’Europe a besoin de paix, la Prusse au moins autant que les autres peuples. C’est grâce aux cinquante dernières années de paix, dont seule elle a joui, qu’elle a pu réaliser les progrès que nous venons d’indiquer. Elle souffrirait plus qu’un autre pays de la guerre, parce que, étant naturellement pauvre, le capital péniblement accumulé par l’épargne se fondrait vite dans les crises d’un conflit européen. La lutte de l’été dernier n’a duré que six semaines, et cependant la gêne et la misère qu’elle a produites durent encore. Les états nouvellement annexés souffrent des charges assez dures que leur impose l’honneur d’être incorporés dans la monarchie de Frédéric II. Pour qu’ils s’y résignent, il faut qu’une grande prospérité matérielle, que la certitude de la paix rend seule possible, vienne alléger le fardeau des contributions nouvelles et du service militaire obligatoire pour tous. Le rôle de la Prusse est tracé ; qu’elle renonce à l’unique et maladroite prétention de retenir sous sa loi malgré eux quelques milliers d’hommes d’une autre race, qu’elle évite de blesser le sentiment de justice de l’Europe, qu’assurée ainsi du respect des peuples voisins pour ses droits légitimes elle étende son influence non par la conquête, mais par le rayonnement et l’exemple d’institutions libres, de l’activité scientifique, de la gloire littéraire, d’une bonne administration, du développement industriel et agricole, et la France considérera des succès de ce genre sans malveillance et sans envie, car elle sera la première à en profiter.


EMILE DE LAVELEYE.