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Pour comprendre la tentative patriotique de Plutarque, il faut se rappeler comment la vie publique avait diminué et presque disparu dans les villes de l’Orient et surtout dans celles de la Grèce. Cet engourdissement ne fut point l’œuvre systématique de la politique impériale. La république avait été si cruelle envers les provinces, elle y avait laissé des souvenirs si amers et de si sanglantes traces, que l’établissement de l’empire, — Tacite l’atteste, — y fut accueilli avec joie. Les empereurs leur avaient apporté une paix et une sécurité matérielles dont elles sentaient le prix. Les gouverneurs étaient surveillés, les fermiers de l’impôt sévèrement contrôlés. Les tribunaux observaient les formes d’une justice désormais plus scrupuleuse, et on pouvait en appeler de leurs jugemens au sénat et au prince lui-même. Aussi disait-on sous Domitien que jamais les gouverneurs n’avaient été plus modérés et plus équitables. Ce qui est plus remarquable encore, c’est que les villes municipales restaient en pleine possession de leurs libertés particulières. Le municipe s’appartenait ; il dirigeait lui-même ses affaires, et demeurait l’arbitre de ses coutumes, de son droit, de ses lois. Les citoyens y nommaient par voie d’élection le pouvoir délibératif et exécutif, les magistrats de tous les degrés, les décemvirs, les décurions, les tribuns. L’attache qui reliait le municipe à Rome était purement honorifique. Voilà ce que démontrent solidement les plus récens travaux. Ainsi le municipe possédait plus de liberté effective que certains états modernes de l’Europe ; mais, au lieu de produire leurs effets, ces forces vives s’amortirent peu à peu et finirent par disparaître.

C’est que par la fatalité de son essence le pouvoir absolu attire à lui, même malgré lui, tout ce qui est d’abord resté en dehors de sa sphère. Émanés du centre, les gouverneurs travaillaient avec un zèle funeste à y ramener le sang et la vie dont les extrémités avaient si grand besoin. Ils n’osaient administrer eux-mêmes de leur autorité privée, sous leur responsabilité propre, de peur d’encourir la disgrâce du maître ; ils le mettaient en scène, il le faisaient intervenir, parler, et parfois plus qu’il n’aurait voulu. Au lieu de consulter la justice, l’intérêt des provinces, le bon sens, ils écrivaient à Rome lettre sur lettre. Les plus éclairés imitaient en cela les plus ignorans et les plus serviles. Par exemple, Pline est proconsul en Bithynie : ce serait à lui de gouverner ; mais non, il a juré que Trajan gouvernera. Il le tracasse, il le harcèle ; il refuse de dépenser un sesterce sans en avoir référé à l’empereur, qui sourit d’abord, puis s’impatiente et finit par répondre avec humeur : « Après tout, c’est votre affaire ; vous êtes sur le terrain, avisez ! » Et les villes subissaient la contagion de l’exemple. Les regards exclusivement fixés