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servitudes honteuses[1]. » Si les bourgeois se jetèrent résolument dans cette lutte malgré tant d’intérêts qui les rattachaient à la paix, on comprend quelle passion durent y apporter les paysans, stimulés par un clergé sorti de leur sein. Ces pauvres gens pour lesquels la vie était sinon amère, du moins sans douceur, s’engagèrent avec une sorte de frénésie dans une guerre où les soutenaient les impulsions de leur conscience et le stimulant d’une avide curiosité ; mais, incapables de dominer leurs impressions, ces hommes, passés tout à coup de leur somnolence habituelle au spectacle des luttes sanglantes, sentirent s’éveiller des convoitises dont la féroce naïveté ne tarda pas à échapper à tous les freins. Ils partaient en émeute des grèves du pays de Léon et des gorges des Montagnes-Noires, non pas, comme on l’a prétendu, pour chasser les Français du sol de l’Armorique, mais pour repousser l’ennemi du culte, forme immuable à leurs yeux de la nationalité armoricaine. Moitié tristes et moitié joyeux, ces malheureux quittaient pour n’y plus revenir le village qui les avait vus naître ; ils répétaient en chœur des chants de guerre, reliques des aïeux heureusement retrouvées, et s’entrouvraient la veine pour se croiser avec leur propre sang[2].

Ces levées en masse avaient quelquefois un élan irrésistible ; cependant les cultivateurs, armés de fourches et de bâtons, ne tardaient guère à tomber sous la lance et sous le sabre. C’était un pré facile à faucher. Ceux qui survivaient à la première défaite devenaient à l’instant ou des agneaux tendant la gorge au boucher, ou des loups enragés versant le sang avec ivresse, avides surtout de celui des gentilshommes, auxquels ils ne manquaient jamais d’imputer leur défaite. Alors s’éveillaient dans ces hommes aux apparences impassibles des désirs effrénés, comme s’ils aspiraient à des voluptés dont l’imminence de la mort leur envoyait la soudaine révélation. Nullement accessibles à ce que nous appellerions aujourd’hui l’esprit révolutionnaire, ils atteignaient, sous le coup d’excitations trop vives pour leur faiblesse intellectuelle, les sombres profondeurs de ce socialisme dont la racine gît au cœur de tous les enfans d’Adam, et nous retrouverons plus tard dans l’insurrection de 1675 les mêmes instincts et les mêmes fureurs. Deux écrivains bretons, le calviniste Montmartin, qui avait trouvé souvent les paysans devant lui, et le rude ligueur Jérôme d’Aradon, qui les avait commandés, nous ont tracé de la paysantaille un portrait exactement semblable, portrait que le chanoine Moreau a revêtu d’un coloris original. Je choisis presque au hasard quelques détails dans son large tableau des mœurs armoricaines au XVIe siècle, en me

  1. Lanoue, Mémoires et Discours militaires, p. 196.
  2. Chant des ligueurs composé dans le dialecte de Cornouaille en 1592. Barzas Breiz, par M. de La Villemarqué, t. II.