Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/658

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une visite à l’autre, les innombrables petits billets qui tenaient à jour ses relations avec tous et chacun. Rien de moins mystérieux en apparence que ces papiers épars, ces monceaux d’enveloppes héraldiques, ce gracieux désordre des tiroirs entr’ouverts. Pourtant un de ces tiroirs ne s’ouvrait jamais. Protégé contre toute indiscrétion par une serrure à peu près invisible, dont le fameux Bramah s’était étudié à compliquer les ressorts secrets, ce tiroir renfermait une boucle des cheveux de Stewart Caird, coupée après sa mort, une liasse de ses lettres fort médiocrement intéressantes par elles-mêmes, et un exemplaire du Wanderer[1] que miss Muriel Inchgarvie lisait au beau temps de ses amours, et dont elle avait souligné certains passages plus particulièrement en harmonie avec les émotions inconnues qui l’agitaient alors. Que voulez-vous ? la plus forte cuirasse a presque inévitablement un défaut, et l’acier le mieux trempé sa paille imprévue ; mais personne au monde, surtout parmi ceux qui croyaient la connaître le mieux et la voyaient de plus près, n’aurait soupçonné lady Muriel de garder ainsi un culte rétrospectif à quelque mémoire chérie. Ses gens étaient parfaitement convaincus que le tiroir si bien clos renfermait ses registres de « comptabilité privée. »

Donc à cinq heures du soir, deux jours après que la lettre de Madeleine fut parvenue à Wilmot, les volets du boudoir de lady Muriel étaient rigoureusement clos, les rideaux étaient baissés, le foyer rayonnait, et sur un guéridon à portée de la dame du lieu s’étalait le service à thé. Pas grand monde cette fois. Point de Kilsyth pour commencer. Il était au club de Brookees, lisant et commentant les nouvelles de la journée. Point de Ronald, car il ne montrait guère son visage volontiers renfrogné aux hôtes quotidiens de sa belle-mère. Madeleine, par exemple, était charmante dans sa robe montante de velours violet ; quelque pâleur lui restait de ses souffrances passées, mais ses yeux bleus avaient repris leur éclat, et ses magnifiques cheveux blonds, ramenés derrière sa tête d’un galbe exquis, y étaient massés en épaisses torsades. Deux ou trois jeunes beaux, dans une tenue irréprochable et très évidemment préoccupés de la maintenir telle, devisaient à bâtons rompus autour de la mère et de la fille, guettant au passage une historiette nouvelle, une réflexion piquante, un mot heureux à mettre de côté pour s’en faire honneur au club. On y a bon air quand on peut prendre la parole sous la garantie d’une belle dame à la mode : — Lady Muriel me disait… Je tiens de miss Kilsyth elle-même, etc.

Tout au travers de la causerie un domestique, soulevant la

  1. Poème d’Owen Meredith, réputé fort immoral chez les compatriotes de l’auteur.