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car anciennement par la coutume de Bretagne n’était permis qu’aux nobles, avoir l’administration de justice, en étant lors incapables les roturiers. Cette coutume n’était sans raison appuyée de l’autorité des plus excellens philosophes et politiques qui aient été, à savoir Aristote en sa Politique, Platon dans Alcibiade, Boëce en sa Consolation philosophique, lesquels n’ont voulu autres seigneurs et juges aux républiques que ceux qui étaient de noble génération, blâmant les Lacédémoniens, l’état desquels fut ruiné pour avoir mis gens non nobles et de basse condition aux gouvernemens et charges publiques, la noblesse ayant une nécessité empreinte de ne forligner de la vertu de ses ancêtres, étant toujours en vue d’un désir et recommandation de vrai honneur, combien qu’en autres états et conditions d’honneur la vertu se fasse aussi connaître assez souvent[1]. »

Dans une contrée et dans un temps où de telles doctrines pouvaient être hautement professées, la magistrature était assurée d’acquérir honneur et influence. Lorsque par son édit de 1553 Henri II eut définitivement constitué le parlement de Bretagne, qui n’avait été jusqu’alors qu’une sorte de commission permanente des états, les plus vieilles races de la province s’empressèrent d’y acheter des charges. La distinction à peu près générale ailleurs entre la noblesse d’épée et la noblesse de robe ne s’établit point en Bretagne, et cette égalité de la toge avec les armes, qui assurait à la magistrature bretonne une haute autorité morale, explique fort bien le caractère politique que prit plus tard le parlement de Rennes ; elle fait comprendre l’entente facile qui s’établit pour la défense des droits de la province entre ce corps et les états dans le courant du XVIIIe siècle.

Les idées développées par d’Argentré, si étranges qu’elles soient pour nous, étaient d’ailleurs celles de tous ses contemporains. Éguiner Baron, François Duaren, célèbres jurisconsultes bretons de ce temps-là, n’éprouvaient, encore qu’ils appartinssent à la roture, aucune surprise en entendant le vieux sénéchal tenir ce langage empreint de fierté, mais exempt d’insolence. Dans les idées qui dominaient alors, le noble était l’homme politique complet, car lui seul exerçait dans toute leur plénitude les trois grandes fonctions sociales, administrer, juger et combattre. Couvert de sa cotte de mailles ou bien assis sur son tribunal, le gentilhomme du moyen âge était dans la même situation que le citoyen romain, auquel le droit antique conférait le monopole de la souveraineté nationale. Quoiqu’en Bretagne l’accord fût certainement plus intime que dans

  1. Histoire de Bretagne, XIII, ch. 71.