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de soda-water s’étalent, dûment vidées, sur des paquets de cartes, où la chansonnette comique, saupoudrée par la cendré des cigares et comme illustrée par les photographies de quelques notabilités du demi-monde, atteste le joyeux emploi des soirées oisives. Chez Ronald, un décorum méthodique présidait à tous les arrangemens intérieurs. Quelques gravures de prix, — signées pour la plupart Raphaël Morghen, — s’alignaient symétriquement sur les murs. Au-dessous d’elles couraient deux bibliothèques à hauteur d’appui, surmontées de bronzes excellens et remplies de curiosités bibliographiques. Parmi ceux des officiers qui s’y hasardaient encore de temps à autre, les plus jeunes n’entraient guère sans une sorte de componction stupéfaite dans cette espèce de sanctuaire. Ils s’y rencontraient avec des inconnus appartenant à un autre monde que le leur, d’une mise qui leur semblait étrange et parlant une langue qu’ils comprenaient à peine. Celui-ci venait de se révéler par un poème hors ligne, celui-là était un peintre de premier ordre, et un troisième, — petit Allemand dont l’habit-veste et les lunettes vertes bouleversaient leurs notions d’élégance, — leur était recommandé comme le nec plus ultra des pianistes. Insensibles, ou peu s’en faut, à des mérités de ce genre, nos gens s’inclinaient cependant, par pure courtoisie et sentiment d’hospitalité, mais en se demandant où leur camarade allait pêcher des hôtes pareils. Je ne sais au juste si Ronald s’apercevait de leur effarement assez mal dissimulé, mais son dessein bien arrêté semblait être de n’en tenir aucun compte.

Au fond indifférent à tout le reste, il gardait pour culte unique celui des affections de famille. Habitué dès l’enfance à jouer auprès de sa sœur le rôle d’un protecteur assidu et à exercer sur elle une influence presque sans rivale, il l’aimait mieux que tout au monde, mieux qu’il n’aimait son excellent père, dont le séparait parfois une certaine diversité d’opinions et de vues. Quant à lady Muriel, qu’il avait vue entrer à regret dans le cercle étroit de ses affections, elle avait eu grand’peine à dompter ce cœur rebelle ; mais, à force de ménagemens habiles et de soins attentifs, elle y était enfin parvenue. Devinant dès leurs premières entrevues qu’elle avait affaire au véritable chef de la famille, elle avait mis à s’emparer de son esprit, à se concilier ses bonnes grâces, toute l’application d’une volonté persistante et d’une implacable coquetterie. Avec cette franchise qui était une des ressources de sa diplomatie, elle lui fit comprendre qu’elle appréciait sa maturité précoce et l’autorité de son jugement, qu’elle ne leur ferait jamais obstacle, et qu’à eux deux, si elle pouvait compter sur sa loyale coopération, ils gouverneraient sans chocs ou tiraillemens pénibles Tes affaires communes. Cette tactique eut un merveilleux