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de donner à Madeleine un surveillant, un défenseur et un champion de plus ? Enfin, quand elle écartait Wilmot, — au risque de certains regrets presque inavoués, — était-ce lui qu’elle prétendait mettre à l’abri d’un périlleux entraînement ? Voilà les questions qu’elle aurait pu se faire, mais qu’il lui eut été difficile de résoudre, lorsque par momens, débarrassée de ses hôtes, elle se laissait aller à réfléchir, un genou dans ses mains, le regard errant, la tête un peu inclinée, charmante en somme au fond du grand fauteuil armorié qui encadrait si bien sa longue taille de châtelaine du moyen âge et son fin visage, dont les linéamens gracieux et l’expression parfois inquiétante n’étaient pas toujours en parfaite harmonie.


V

Ronald Kilsyth avait été un enfant singulier. Sa précoce sagesse, si elle flattait l’amour-propre de ses parens, ne le recommandait. en revanche ni à l’affection de ses maîtres ni à celle de ses camarades. Les uns et les autres le craignaient plus qu’ils ne l’aimaient. A Eton, où il acheva ses études élémentaires, il n’eut jamais de chum — de copin, dirait-on en France, — d’ami intime, de camarade favori. Son orgueil, mêlé de réserve et de timidité, le faisait accuser de hauteur. Son équité rigide, son refus de s’affilier à toute conspiration, son mépris pour les futiles passe-temps de ses condisciples, l’avaient classé parmi les perfections insociables dont on fait à la longue assez peu de cas malgré le respect qu’elles commandent.

Il en fut de même quand, pour obéir aux volontés paternelles, Ronald entra dans les life-guards. A Knigthsbridge, à Windsor, dans les quartiers d’Albany-street, il se montra aussi peu communicatif, aussi peu soucieux de toute intimité qu’il avait pu l’être à Eton ; Son colonel, vieux soldat à barbe grise, lui accordait comme à regret une estime particulière. « Brave garçon, disait-il, mais de rude écorce… Pour casser une noix pareille, il faut de fameuses dents… » Rebutés par sa froide politesse, les autres officiers, — même les plus snobs, les plus désireux d’être invités chez le père de leur camarade, si haut placé dans la hiérarchie sociale, — avaient fini par s’écarter de lui, sans affectation cependant et sans qu’il parût y prendre garde. Ils ne se sentaient pas à leur aise dans l’élégante cellule où Ronald maintenait un ordre absolu. On n’y voyait pas régner ce laisser-aller pittoresque des autres chambrettes militaires, où les lorgnettes d’opéra maintiennent en guise de serre-papiers des tas de factures vierges de tout acquit, où les bouteilles