Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/355

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mêla. Il n’est pas absolument difficile de se croire épris, quand un sourire engageant vous y invite. Dans tous les cas, épris ou non, Chudleigh Wilmot se sentait la ferme volonté de rendre sa femme heureuse, de ne manquer envers elle à aucun devoir essentiel, de lui épargner le contre-coup de ses mécomptes, de l’associer franchement à ses succès ; d’autre part il se disait aussi que le mariage, dans sa profession, est une condition presque absolument exigée, un médecin célibataire trouvant à chaque pas des portes closes par une méfiance bien naturelle, et comme sa grande ambition, sa pensée dominante était de fournir une glorieuse et fructueuse carrière, cette considération pesa lourd dans la balance de ses indécisions.

Par mille raisons faciles à comprendre, il ne prolongea pas au-delà du strict nécessaire l’heureux temps de la courtship, et même pendant cette aurore de la vie conjugale il n’eut point à se dire une seule fois, il n’essaya jamais de se figurer que Mabel fût au premier rang parmi les conquêtes dont il caressait l’espérance. Son cœur, son cerveau, sa volonté, toutes les énergies de son être se concentraient sur cette profession dont il prétendait épuiser les chances heureuses, et dont il attendait, en même temps qu’une belle et rapide fortune une réputation durable, peut-être immortelle, car il n’était point ambitieux à demi. Certaines consciences auraient pu s’alarmer d’un pareil état de choses, celle de Chudleigh Wilmot ne lui suggéra aucun scrupule. Nous l’avons déjà dit, il se sentait assuré de se montrer toujours irréprochable envers sa femme, et sa femme devait penser, comme il le pensait lui-même, que le travail, le soin de l’avenir, les nécessités du métier, passent avant tout pour un homme digne de ce nom : belles et viriles convictions qui péchaient cependant, et sans qu’il s’en doutât le moins du monde, par un point fort essentiel, — c’est qu’elles n’étaient point celles d’un amoureux.

Nos deux jeunes gens se marièrent donc, et tout parut aller le mieux du monde dans leur modeste intérieur, modeste au début, mais devenu plus comfortable et plus élégant à mesure que la réputation croissante du mari amenait de plus nombreux cliens. Par un assez rare privilège, Mabel Darlington garda intacte l’affection que mistress Wilmot lui avait témoignée avant de devenir sa belle-mère, et mistress Wilmot cependant eut à s’avouer mainte fois, en s’en étonnant, que la jeune femme ne lui était plus aussi intelligible, aussi transparente depuis ce mariage contracté sous de si rians auspices ; cette digne femme étant venue à mourir, nul ne s’attacha désormais à tirer au clair une énigme de nature à défier la sagacité la mieux armée. On se demandait seulement de temps