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Wilmot suspendit sa promenade et regarda fixement son interlocuteur, sans chercher à dissimuler la surprise que lui causaient de pareilles questions, vraiment énormes pour quiconque songe à la réserve avec laquelle dans le monde britannique on évite ordinairement ces sujets délicats. Bientôt cependant ses sourcils s’écartèrent, et laissant échapper un vif éclat de rire : — Voici trente-huit ans que je suis au monde, s’écria-t-il, et j’ai rencontré quelques originaux ; mais vous les passez tous, mon bon et cher professeur. Sont-ce là des questions auxquelles un mari se puisse attendre ? On ne s’en permettrait pas de pareilles dans les bureaux d’une compagnie d’assurance, et Dieu sait cependant si l’indiscrétion y a ses coudées franches ; mais enfin, comme votre interrogatoire est tout amical, tout paternel, et comme je n’ai d’ailleurs rien à dissimuler,.. oui, sir Saville, oui, mon cher patron, ma femme me rend très heureux,.. et nous vivons en excellens termes.

— Fort bien ; .. mais il faut nous entendre… Êtes-vous amoureux d’elle ?

— Vous dites ?… reprit Chudleigh Wilmot, abasourdi cette fois.

— Je me suis servi du mot amoureux afin d’être clair et précis… Éloigné d’elle, y pensez-vous sans cesse ? brûlez-vous de la retrouver ? Entre vous et le livre que vous lisez, son image se glisse-t-elle à chaque instant ? Quand une cure difficile vous préoccupe et que vous vous creusez la tête pour opposer un obstacle efficace aux progrès du mal, ne vous arrive-t-il pas, et fréquemment, de voir se briser le fil de vos raisonnemens et de songer malgré vous aux dernières paroles qu’elle vous a dites, au dernier regard que vous avez échangé ?…

— Miséricorde ! mon cher ami, où s’égare votre imagination ?… Pourquoi ne pas me demander si je ne joue pas aux barres avec mes graves confrères du collège médical ?… Il faut être bien jeune excessivement jeune pour se livrer aux passe-temps dont vous parlez.

— J’ai pourtant connu des gens qui, sans être tout à fait de la première jeunesse, s’abandonnaient à ces entraînemens si naturels.

— Probablement pas en légitime mariage, répliqua Wilmot sans se douter qu’il mettait le pied sur un terrain dangereux… Un homme occupé, absorbé comme je le suis, n’a pas de temps à perdre en aimables extravagances. Personne au surplus ne le sait mieux que ma femme. Elle a son monde à voir, ses distractions, son ménage, et ne réclame de ma vie que les heures sur lesquelles elle a droit de compter. De temps en temps, je me montre avec elle dans quelques soirées où nous ne pouvons nous dispenser de paraître, mais en général nous vaquons à nos devoirs respectifs