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sang des Français… Un homme de Galloway entre dans une maison, y trouve des enfans, les prend un à un par les pieds, leur brise la tête contre les jambages de la porte et s’écrie : « Voyez combien de Français j’ai tués moi seul ! » Puis vient alors le catalogue des impiétés… « Que les Normands consacrent donc leurs mains dans le sang de ces pécheurs ![1]. »

À ce discours si expressif il en faut ajouter un autre non moins intéressant, que Robert de Brus adresse au roi d’Ecosse. Il était du côté des Anglais, mais, avec la permission de ses amis, il va trouver le roi pour le dissuader de suivre jusqu’au bout ses sauvages alliés ou sujets. Il lui rappelle que ses ennemis d’aujourd’hui sont ses amis d’autrefois, que grâce à eux sa couronne a été sauvée en mainte circonstance de ces rebelles et de ces mécréans, que les barons anglais et normands sont ses appuis naturels. Il lui remet en mémoire les protestations par lesquelles le roi s’est justifié des horribles excès de ses soldats. « Tu les as vus, tu as frémi, tu as pleuré, tu as frappé ta poitrine, tu t’es écrié que tout cela était contre tes instructions, contre ta volonté, contre tes ordres écrits. Montre aujourd’hui que tu disais la vérité… » Il s’efforce de ranimer en lui les souvenirs de l’amitié qui les attachait l’un à l’autre. Le roi l’a généreusement traité, a grossi ses biens. Ils ont vécu ensemble depuis la jeunesse, ensemble ils se sont assis à la table des festins, ensemble ils ont goûté les plaisirs de la chasse, « et je te verrai fuir misérablement ou mourir dans quelques heures ! » Le roi verse des larmes ; il se laisserait toucher sans l’intervention d’un neveu qui jette le cri de trahison. Robert de Brus est interrompu par les sanglots et ne peut ajouter une parole. Il retourne au camp des Anglais après avoir rompu régulièrement, patrio more, son serment d’allégeance.

Telle était la nation où s’agitait confusément une sorte de patriotisme, très différent sans doute suivant le degré de civilisation de chaque partie de ce peuple. Telle était aussi la situation de ces antiques rois d’Ecosse, que leurs goûts rapprochaient des Anglo-Normands, mais que la force des choses et leur intérêt rejetaient du côté de leurs grossiers sujets. N’est-t-il pas encore bien singulier que Robert de Brus, qui plaidait avec éloquence pour le parti de la civilisation anglo-normande contre la barbarie écossaise, fût

  1. Des différences notables entre Augustin Thierry et M. Burton m’ont obligé de recourir au texte d’Ailred, et je me suis assuré que ce discours était prononcé par le guerrier Walter Espec au pied du saint-sacrement, non par un Raoul, évêque de Durham, sur une éminence. Augustin Thierry a suivi en ce point Matthieu Paris, mais il a mêlé au discours de Raoul, tiré de ce dernier, quelques traits de celui de Walter Espec, qui est dans Ailred. L’analyse des deux discours que j’extrais ici est puisée dans le texte même d’Ailred.