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Saint-Pétersbourg, Mme Alexandrova, a été engagée pour ce rôle spécial. Ils organisent des agences pour diriger vers les « provinces occidentales » de la Russie les nombreux émigrans de leur pays ; on leur donnera dans ces provinces les terres dont les Polonais ont été expulsés par les terribles oukases de Mouraviev et de Miloutine[1] ; ces frères tchèques ne rougissent pas de profiter des dépouilles de tant de familles exilées et expropriées ; ils n’hésitent même pas à vouloir ravir aux Polonais jusqu’à leurs biens intellectuels et moraux. Ils viennent de signer une adresse à l’empereur Alexandre II demandant la conversion de l’université polonaise de Varsovie en une université « slave. » On veut ainsi ôter au malheureux royaume la seule école nationale qu’a cru lui pouvoir laisser l’implacable destructeur du latinisme, le prince Tcherkaskoï.

Que les Slaves de l’Autriche aient pu donner dans le piège si grossièrement tendu par les meneurs, qu’ils aient pu se jeter avec tant de résolution et de passion dans une voie où les attend le plus honteux des suicides, c’est à coup sûr un spectacle à confondre la raison, à faire douter du libre arbitre. On est tenté de se demander si nos malheureux temps n’ont plus aucun ressort moral, si tout dans notre humanité est livré à une force mécanique aveugle, à la loi toute matérielle d’attraction que les grands corps exercent sur les petits dans le monde purement physique. Certes nous nous garderons bien de tomber dans l’erreur aussi injuste qu’impolitique des Allemands, qui n’ont jamais eu que de la haine ou du mépris pour les aspirations des Slaves de l’Autriche vers un développement historique et national ; ce n’est pas nous qui, dans ce siècle de plat nivellement et d’effroyable effacement, refuserons nos hommages aux peuples, grands ou petits, qui tiennent à se conserver ou à se faire une individualité, une personnalité distincte. Non ! il y avait quelque chose de très respectable, de très touchant même dans le réveil des Tchèques, des Croates, des Serbes, dans leurs pieux efforts pour renouer la chaîne des temps, pour renaître à la vie nationale après des siècles de servitude, de léthargie ou d’oubli ; dans ce travail lent et pénible, ils ont fait preuve de beaucoup de volonté, d’énergie et de passion généreuse. Il n’est pas jusqu’aux faiblesses et aux ridicules d’un patriotisme surexcité ou surfait, jusqu’à ces puérilités archéologiques et grammaticales qui

  1. On lit dans la Gazette de Moscou au 21 juillet : « Sous le patronage de M. Rieger, une agence s’est formée à Prague pour favoriser l’émigration des Tchèques en Russie au lieu de l’Amérique, comme cela se faisait jusque dans les derniers temps. » — « Un Russe de Pétersbourg a acquis dix milles désiatines de terre dans la goubernie de Grodno (en Lilhuanie) et les a proposées aux Tchèques au prix de 3 roubles la désiatine… »