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impressions de voyage, ils ont surtout réussi à se peindre eux-mêmes, involontairement, ingénument et avec une vérité saisissante, La lecture est au plus haut degré instructive, et ne manque pas même d’enjouement à l’occasion. Décidément, cette pauvre Slava, malgré les airs grands et provoquans qu’elle se donne parfois, est encore à la recherche de ses titres et de son état civil ; elle ne sort pas de l’archéologie et de la philologie comparée et a toujours le lexique et la grammaire sous les bras. Avec quelle avidité, avec quelle ardeur ces « hôtes slaves » ne se jettent-ils pas sur tel casque ébréché, tel manuscrit poudreux que les Russes savent étaler sous leurs yeux dans les diverses villes de l’empire ! Un parchemin du XIVe, voire du XIIIe siècle, avec des caractères glagolites ou cyrilliques, n’est-ce pas là la preuve d’un passé glorieux, le gage d’un avenir plus glorieux encore ? Ah ! si les caractères étaient runiques, suprême alors serait la félicité !… L’antiquaire, le pédagogue apparaît de la sorte à chaque instant sous la majestueuse draperie du « député » ou du tribun : ce sont partout les instincts et, hélas ! aussi les ravissemens, les dépaysemens, les gaucheries et les humilités du savant de province fourvoyé dans le monde. Ces messieurs sont si étonnés de l’honneur grand qu’on veut bien leur faire, de la gracieuse condescendance qu’on a pour eux ! Ils énumèrent tout au long les titres de telle excellence, de tel général « en grand uniforme » qui a daigné se laisser approcher, et au sortir d’une audience de ministre ils sont littéralement ahuris ; tant de bontés les accablent, ils diraient volontiers comme le Méphistophélès de Goethe après l’entretien avec Dieu le père : « c’est cependant beau de la part d’un aussi grand seigneur, de parler si humainement avec de pauvres diables !… » Ainsi, peu accessibles aux fiertés légitimes des âmes bien nées, les « hôtes slaves » sont d’autant plus touchés des jouissances moins morales, de l’aisance et du comfort inconnus dans leurs pays, Ils ne se lassent pas de rappeler que pendant tout le voyage ils n’ont eu rien à débourser, que la générosité russe en a fait tous les frais. Ils ont été logés dans des hôtels magnifiques ; ils avaient du vin de Champagne, du vrai vin de Champagne à discrétion, et en montant dans un train spécial qu’on avait mis à leur disposition ils ne manquent pas d’insister sur ce que les wagons étaient « tous de première classe…[1] » Les Russes, on le sait, sont passés maîtres dans l’art « d’enguirlander » leur monde ; mais ici, il faut l’avouer, le monde,

  1. Citons comme exemple les extraits suivans de la lettre adressée le 18 mai par un député ruthène au journal Slovo : « Nous avons heureusement atteint la frontière russe après avoir beaucoup souffert dans les wagons autrichiens, où on nous avait entassés par six et huit hommes dans un même coupé. A la gare, nous sortons, nous regardons, et nous voyons devant nous un détachement de. troupes russes venues à notre rencontre avec un bon nombre de fonctionnaires et officiers qui nous saluaient. Les tambours battaient, la musique militaire exécutait une marche, et un déjeuner nous attendait dans la salle, où nous bûmes à la santé de l’empereur russe, de la nation russe et de tous les Slaves. Après le déjeuner, on nous plaça par deux ou trois seulement dans des wagons de première classe : c’était un train express mis à notre disposition il y avait dans ce train un wagon-salon magnifiquement orné et pourvu de tout le comfort désirable ; c’est le même dans lequel voyageait l’impératrice défunte. Nous sommes partis avec la rapidité de l’éclair par ce railway russe, faisant huit lieues et demie par heure… A la première station, on nous donna à manger, et nous bûmes de nouveau du vin de Champagne à la santé de l’empereur russe, de la vaillante armée russe, de la nation russe… Arrivés à Varsovie, nous trouvâmes de très beaux équipages et nous brûlâmes le pavé jusqu’à l’Hôtel de l’Europe, où nous attendaient des chambres très comfortables… Au dîner, dans le club russe, sont venues toutes les sommités de Varsovie, une foule de généraux, d’officiers d’état-major, des sénateurs, des popes et des archipopes en grand costume, environ trois cents personnes… Pendant le dîner, les hourrah : les slava : les jivio ! nous assourdissaient sans cesse… Le soir, on nous mena au théâtre, on nous plaça dans les loges du bel étage (premier rang), etc. »