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que la Turquie vermoulue !… Quelque compromettant toutefois que fût un pareil aveu, il n’empêcha point le fougueux apôtre de « l’ère nouvelle » de revenir à son porro unum necessarium, de multiplier les preuves messianiques et de défier les hommes de peu de foi, « Si la France, s’écriait-il le 7 avril, soutient par les armes et par son influence politique la renaissance des peuples latins, si la Prusse agit de la même manière vis-à-vis de l’Allemagne, pourquoi donc la Russie, comme unique puissance slave indépendante, ne soutiendrait-elle pas les peuples slaves et n’empêcherait-elle pas les puissances étrangères de mettre des obstacles à leur développement politique ? La Russie doit employer toutes ses forces à introduire chez ses voisins du midi une transformation semblable à celle qui s’est opérée dans l’Europe centrale et occidentale ; elle doit prendre sans la moindre hésitation vis-à-vis des Slaves le rôle que la France a pris à l’égard des peuples latins et la Prusse vis-à-vis du monde allemand. la tâche est noble, car elle est exempte d’égoïsme ; elle est bienfaisante, car elle achèvera le triomphe du principe des nationalités et donnera une base solide à l’équilibre moderne de l’Europe ; elle est digne de la Russie et de sa grandeur, elle est immense, et nous avons la ferme conviction que la Russie la remplira… »

C’est sous l’impulsion de pareilles théories, espérances et passions, que fut montée l’exposition ethnologique de Moscou, qui devint bien vite le prétexte d’une grande démonstration au dehors, démonstration assez inoffensive en apparence pour écarter tout embarras diplomatique, assez bien calculée cependant pour produire son effet sur des esprits naïfs et inflammables, pour fasciner de malheureuses peuplades déshéritées, plus riches d’imagination que de culture. Notre siècle a ses arcana imperii comme tout autre, les phrases sonores qui éveillent l’écho, les mots pompeux et vagues qui charment la simplicité sainte ou béate, les drapeaux vénérés qui couvrent la marchandise suspecte. Tout arrive, alors surtout que cela a commencé par une chanson ou un spectacle ; tel hymne de « Slesvig-Helstein enlacé par la mer » aboutit à une invasion armée, et telles déclamations ampoulées d’un National Verein en l’air se changent en fusils à aiguille dans les mains d’un habile ministre. La Russie n’est point à l’ignorer, elle sait qu’à l’encontre de l’antique trilogie c’est par la farce que s’ouvre de nos jours mainte tragédie sanglante ; elle se souvient également que les fameuses « cités en carton » dont se sont tant moqués les contemporains de la grande Catherine lors du voyage en Tauride n’en ont pas moins conduit à la construction de ce Sébastopol qui a fait pâtir l’Europe…

Une cité en carton, — un panorama de papier peint, de papier teint, de papier mâché, avec force figurines en bois et en cire, — ce