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la Russie de nos jours sacrifie moins qu’à aucune autre époque aux vulgaires préjugés du statu quo et de l’ordre établi. Le patriotisme moscovite ne prit donc nul ombrage de l’ambition plus ou moins assouvie du roi Guillaume Ier ; mais il se mit à proclamer aussitôt, et avec plus de force que jamais, que la Russie avait, elle aussi, une mission à remplir, une « idée » à réaliser, et que le soleil des unités nationales et des grandes agglomérations brillait pour tout le monde. Les mécontentemens réels ou factices qui vinrent bientôt agiter les populations chrétiennes de la Turquie, les difficultés que ne cessait d’éprouver l’Autriche dans le règlement de ses affaires intérieures, enfin l’espèce de torpeur, d’alanguissement où semblaient être tombés certains gouvernemens autrefois éveillés et remuans, tout cela ne fit qu’alimenter les espérances et échauffer les esprits, et jamais fils de Rourik n’a prononcé avec plus de conviction et d’assurance le célèbre vers du vieux Derjavine : « Encore un pas, et à toi l’univers, ô ma Russie bien-aimée[1] !… »

Rien ne fait mieux comprendre tout cet ordre d’idées dans lequel se meut et se complaît le génie russe depuis la catastrophe de Koenigsgraetz qu’une lecture suivie et attentive de la fameuse Gazette de Moscou, le moniteur des passions populaires de la sainte Russie, l’officine d’où partent depuis bientôt cinq ans les mots d’ordre pour l’opinion publique dans le vaste empire des tsars et parfois même des programmes pour les ministres dirigeans à Saint-Pétersbourg. Déjà peu de temps après la conclusion de la paix de Prague (30 octobre 1866), l’organe de M. Katkov déclarait entrevoir à la perspective d’une entente cordiale entre la Prusse et la Russie, » et, sans vouloir encore décider « jusqu’où cette entente pouvait aller, » il posait cependant « comme une vérité incontestable que la marche des événemens a fait naître des intérêts qui invitaient les deux puissances à s’allier activement. » La feuille de Moscou affirmait en outre que des ouvertures dans ce sens ont été faites par M. de Bismark, « ouvertures d’autant plus acceptables que la Prusse n’a pas d’intérêts qui lui soient propres en Orient ; sur cette question, le cabinet de Berlin peut prendre, de concert avec la Russie, telle attitude qui lui conviendrait : cela dépendra des avantages qu’on offrirait à M. de Bismark sur d’autres points qui l’affectent plus particulièrement… » Le thème fut depuis repris et développé sous mainte forme et dans maint article jusqu’à ce qu’un leading du 17 février 1867 vint lui imprimer la grande consécration d’un principe spéculatif et humanitaire. Le manifeste s’élevait cette fois jusqu’aux cimes escarpées de « l’idée, » il ajoutait un

  1. O Ross, chaggni, i vsia tvoïa vsélenna !