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traires ou d’ambitions rivales qui se heurtent un instant, mais qui en définitive appartiennent à un même ordre de civilisation et sont faits pour vivre en paix, pour se retrouver d’accord un jour ou l’autre. C’est bien plutôt la lutte de deux génies, de deux mondes qui se sentent radicalement ennemis, qui ne savent dans quelle harmonie supérieure ils pourront se concilier, car ils procèdent de principes différens, ils représentent moralement, politiquement des choses entièrement distinctes ou opposées. La religion est sans nul doute un des élémens les plus vivaces et les plus puissans dans cet antagonisme, et c’est par là peut-être que l’abîme est le plus profond entre le mouvement européen et le mouvement russe. Je ne parle pas de la différence ou de l’hostilité des dogmes et des confessions ; je parle surtout de l’idée qu’on se fait de la religion, de la place ou du rôle qu’on lui assigne dans la vie sociale. L’idée religieuse est une des forces de la Russie ; les deux autres sont l’idée de race et l’autocratie : c’est par ces trois choses que la civilisation moscovite vient se heurter contre la civilisation occidentale.

S’il y a en effet aujourd’hui en Europe une tendance évidente, prédominante, c’est le besoin d’affranchir la conscience humaine par la séparation de la puissance spirituelle et de la puissance temporelle. C’est dans ce sens que marche la civilisation européenne, et les affaires de Rome n’ont aujourd’hui encore un intérêt si émouvant, si intimement lié à la politique que parce qu’elles apparaissent comme le dernier épisode d’une lutte qui se poursuit depuis trois siècles. Partout, quelles que soient les étapes où l’on s’arrête sur ce chemin, la liberté apparaît comme le but suprême, comme la garantie souveraine de l’inviolabilité des croyances définitivement soustraites à toutes les juridictions civiles et politiques. En Russie au contraire, maintenant comme par le passé, la religion se confond avec la politique, dont elle est de fait et de droit la subordonnée. Depuis que Pierre Ier, en abolissant le patriarcat et en créant un saint synode soumis à toutes les volontés impériales, a fait du tsar le centre et le régulateur des consciences, il y a toujours en Russie une religion orthodoxe, il y a une église orthodoxe, il n’y a plus d’indépendance religieuse. Les deux pouvoirs se confondent dans un homme justement appelé l’autocrate, puisqu’il dispose de tout, puisqu’il est le maître des âmes et des corps de soixante-dix millions d’êtres humains qui saluent en lui leur pontife et leur roi. La religion n’est plus que la complice de tous les envahissemens, de tous les desseins de domination. Qu’est-ce que l’église ? C’est un corps officiel, une hiérarchie de fonctionnaires préposés au culte, qui ont souvent tout juste l’importance des employés de police et même quelquefois moins. Je ne dis pas qu’à travers les mailles de ce formidable réseau ne se manifestent bien des incohérences, bien des dissidences : il n’est pas de pays où il y ait plus de sectes qu’en Russie ; mais justement la dissidence est une rébellion contre