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distinguent le lustre et la longueur des brins. C’est Bradford également qui a su donner aux poils de chèvre, d’alpaga et de lama, les façons qui les ont rendus propres à la fabrication des belles étoffes rases. Voilà deux avantages ; le troisième, qui en est la conséquence, c’est l’ampleur des affaires : on n’évalue pas à moins de 500 millions de francs le mouvement annuel de ce marché. Un seul fabricant, M. Titus Salt, a construit aux portes de la ville une manufacture qui est devenue un bourg, Salter, du nom de son fondateur. Les proportions de cet établissement dépassent toute croyance. Ateliers, logemens d’ouvriers, église, écoles, halles, infirmerie, ont été faits d’un jet par les soins du même homme, aux frais de la même caisse, il y a dix ans de cela. C’est aujourd’hui une ruche qu’animent 4,000 ouvriers et 1,500 chevaux-vapeur ; les poils et les laines y arrivent à l’état brut, et, sans sortir de l’enceinte, s’y transforment successivement en fils, en pièces écrues, en tissus de couleur. Point de confusion d’ailleurs entre les produits ni entre les tâches ; toute nature de travail a un atelier distinct, et des appareils électriques mettent le chef de l’établissement en communication constante avec chacun de ces ateliers ; d’heure en heure, il reçoit des avis et expédie des ordres, l’unité du commandement plane sur cette activité disséminée. Un foyer d’industrie qui peut mettre en ligne de tels champions se désigne de lui-même à notre vigilance ; il est bon d’être en garde vis-à-vis de concurrens qui manient des masses aussi considérables de capitaux et de produits.

Le cas échéant, quels seraient nos moyens de résistance ? Nous avons quatre villes dont le travail principal est le même qu’à Bradford : Roubaix, Reims, Amiens et Sainte-Marie-aux-Mines, dans les Vosges. Les trois premières ont un crédit établi, la dernière est en voie de fonder le sien. Réunies, et dans les années actives, elles peuvent entrer en balance avec Bradford pour l’importance des affaires. Quant aux produits, les voici sous nos yeux, il n’y a qu’à comparer. Pour simplifier les choses, le mieux est de s’en tenir aux étoffes rases et de grand débit, sans insister sur les noms qu’on leur donne : mohairs, lenos, sultane, Orléans ; ces noms de caprice ne sont ni une indication ni une garantie de la composition du tissu. Le seul moyen d’être intelligible au milieu de cette multitude de désignations, toutes de métier, c’est de rester dans les généralités. Or d’un examen général, on est conduit à conclure que, si à de certains égards Bradford est plus industriel que nous, nous sommes incomparablement plus artistes que lui. A quelque produit qu’on l’applique, la distinction porte juste ; nous passons au second rang là où il y a plus d’industrie que d’art, nous reprenons le